Je suis hanté par les eaux.

Frontispiece plate of artificial flies from Charles Bowlker's Art of Angling (1854)


Sa petite amie était assise par terre à ses pieds. Quand ses cheveux noirs luisaient, je la trouvais magnifique. Sa mère était une Cheyenne du Nord, et elle était belle, avec un profil plus algonquin ou plus romain que mongol, et l’allure belliqueuse, surtout quand elle avait un peu bu. L’une des ses grands-mères au moins était avec les Cheyennes du Nord quand, avec les Sioux, ils avaient battu à plate couture le général Custer et le Septième régiment de cavalerie. Étant donné que c’étaient les Cheyennes qui campaient sur le Little Big Horn, juste en face de la colline qu’ils allaient immortaliser, les squaws des Cheyennes furent parmi les premières à écumer le champ de bataille après les combats. Et donc, l’une de ses ancêtres au moins avait joyeusement passé une fin d’après-midi à couper les testicules des hommes du Septième régiment de cavalerie, opération qui n’attendait pas toujours que les soldats soient morts.
[...] N’empêche que quand ses cheveux luisaient, on était payé de ses peines. Quand elle dansait, elle était magnifique. Elle donnait à son partenaire l’impression qu’il n’allait pas la retenir longtemps – qu’elle n’était peut-être même déjà plus avec lui.

Le lever du soleil, c’est le moment parfait pour se dire qu’on va sûrement trouver le moyen d’aider quelqu’un qui vous est proche et dont on pense qu’il a besoin de votre aide, même si lui est persuadé du contraire. Au lever du soleil, tout n’est pas clair peut-être, mais tout est lumineux.

Pourtant, même plongé dans la solitude de ce canyon, je savais qu’il existait d’autres types qui, comme moi, avaient un frère auquel ils ne comprenaient rien mais qu’ils auraient voulu aider. C’est sans doute de nous qu’on veut parler quand on dit « tu seras le gardien de ton frère ». Nous sommes mus par un instinct qui est sans doute l’un des plus archaïques qui soient, l’un des plus vains aussi, et sûrement l’un des plus obsédants. On n’y échappe pas.

Le pêcheur a une formule pour décrire ce qu’il fait quand il étudie la configuration des eaux. Il appelle cela « lire la rivière », et peut-être en effet que pour raconter ses histoires c’est plus ou moins cette lecture qu’il doit faire. Son plus grand problème, c’est sans doute de deviner où, et à quel moment de la journée, la vie acceptera de se laisser prendre pour une plaisanterie. Et de savoir si ce sera une bonne ou une mauvaise plaisanterie.
Pour nous tous, en vérité, il est bien plus facile de lire les eaux de la tragédie.

« Aider », continua-t-il, « c’est donner une partie de soi-même à quelqu’un qui est prêt à accepter ce don et qui en a terriblement besoin ».
« Et c’est ainsi », poursuivit-il, utilisant une formule de transition habituelle à ses sermons, « qu’il est rare de pouvoir aider quelqu’un. Soit on ne sait pas quelle partie de soi donner, soit on n’a pas envie de la donner. Ou alors, souvent, ce dont quelqu’un aurait besoin, il ne veut pas qu’on le lui donne. Et plus souvent encore, cette partie de soi qu’il faudrait donner, eh bien, on ne l’a pas. C’est comme le magasin d’accessoires automobiles, en ville, quand tu leur demandes une pièce détachée, ils te répondent toujours : "Désolés, c’est justement la pièce qui nous manque" ».

En fait, si on pense à la vie humaine, on voit bien que la plus grande partie se passe à marcher pesamment au fond de l’eau pour un bref moment d’envol, trop tôt et déjà trop tard.

Une rivière a tant de choses à dire qu’il est difficile de distinguer ce qu’elle dit à chacun en particulier.

Ceux avec qui nous vivons, qui nous sont proches, et que nous sommes censés connaître le mieux, sont ceux qui nous échappent le plus.


Norman Mclean - La rivière du sixième jour (Points-1993)

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