So Tal(l)ented !
Je termine l’année en beauté (car je doute de lire mieux d’ici
là), avec un énorme coup de cœur comme rarement j’en ai eu. Le coup de cœur des
coups de cœur de l’année, ni plus, ni moins (même si en disant cela, je place d’emblée
la barre très haut, au risque de créer quelques déceptions. Tant pis, je prends
le risque).
J’ai ouvert ce roman sans rien savoir de ce qui m’attendait,
me fiant uniquement aux recommandations éclairées de mon ami O. La surprise a
donc été totale.
Et à moins de vous en remettre à mon seul enthousiasme
(chose rare, je peux vous le garantir !) pour vous plonger à corps perdu
dans ce roman, il vous suffit de savoir que cette histoire tient à la fois de One Of The Boys, de Daniel Magariel (pour tout ce qui touche à l’emprise
psychologique d’un parent sur un de ses enfants), et de The Seven Lives ofSamuel Hawley, d’Hannah Tinti (pour son climat général et l’omniprésence des armes
à feu).
Mais si vous tenez absolument à savoir un peu plus de quoi
il retourne avant de vous lancer…
C’est l’histoire de Turtle, une ado de 14 ans qui vit seule
avec son père, Martin, à l’écart du monde. Sauvageonne, elle passe son temps
libre à parcourir la nature alentour, qu’elle connait comme sa poche et où elle
se sent chez elle, à sa place. Son seul contact avec l’extérieur, en dehors de
son grand-père, est le collège mais l’attitude frondeuse et impénétrable de
Turtle est peu favorable aux bonnes relations, tant avec le corps enseignant
qu’avec ses camarades de classe. Il faut dire que vivre dans des conditions
précaires, avec un père pervers narcissique manipulateur et abusif n’aide pas à
socialiser. Pas étonnant que Turtle soit
plus à l’aise avec le maniement des armes à feu qu’avec la gestion des
sentiments et les rapports humains.
Un jour, son chemin croise celui de Jacob, un garçon
« normal », à des années-lumière du monde qu’elle connait. Elle est
touchée par l’attention sincère qu’il lui porte. Se découvrant pour la première
fois considérée comme un individu à part entière, Turtle commence à fendre
l’armure. À mesure que son horizon s’élargit au contact du garçon, elle
commence à envisager la possibilité d’une autre vie. Dès lors, elle va mettre à
profit toute sa débrouillardise et toutes les ressources de survie inculquées
par Martin pour échapper à son emprise.
Amateurs de politiquement correct et de lectures feel-good, passez
votre chemin. My absolute darling ne va pas faire l’unanimité ; il n’y a
pas de demi-mesure possible pour ce roman : soit on l’aime, soit on le
déteste. Mais dans tous les cas, c’est un livre qu’on n’oubliera pas de sitôt.Un roman sombre qui glace les sangs, un suspense psychologique
qui remue et bouleverse. Une relation pour le moins dysfonctionnelle (un
euphémisme !), entre un père à la personnalité instable, survivaliste adepte
des armes en tout genre, et sa fille de 14 ans.
Alors oui, Gabriel Tallent ne caresse pas son lecteur dans
le sens du poil, ne lui épargne pas grand-chose de la relation scabreuse que
Martin entretient avec Turtle, de toutes les ruses qu’il déploie pour affirmer
son ascendance psychologique et renforcer son contrôle absolu sur sa fillette. Certaines scènes
sont difficilement supportables et une fois encore, pour moi, les agressions
psychologiques m’ont été bien plus insoutenables que les sévices physiques. De même,
le langage fleuri de Turtle, peu avare en « cunt » et autres « bitch »,
risque d’effrayer les plus délicat(e)s.
Mais rien n’est gratuit. Tout tend à démontrer l’ambivalence
de l’expression My absolute darling avec laquelle Martin enjôle Turtle, que ce
qu’il prétend être de l’amour pour sa fille n’est en réalité que mensonge, manipulation,
humiliation et obsession à garder le contrôle.
C’est notamment dans la complexité des personnages que réside
la force du roman et le tour de force de Tallent. Martin peut être charmant au
point de faire douter le lecteur du jugement qu’il porte sur lui. D’autant qu’il
peut se montrer lucide sur son comportement déviant mais jamais suffisamment pour
y remédier.
Tallent excelle aussi à traduire tout le combat intérieur déchirant
qui se joue chez Turtle. Il n’est pas facile pour une fillette de 14 ans d’envoyer
valser le seul monde qu’elle a connu jusque-là. Même si elle pressent bien que
quelque chose « cloche » dans leurs rapports, elle aime profondément ce
père qui est son seul horizon, son unique repère, et fait de son mieux pour ne
pas le mécontenter et couvrir ses actes aux yeux des autres, préférant se mépriser elle-même plutôt que de lui en vouloir pour ce qu’il lui fait subir.
Les autres personnages secondaires (le
grand-père, la professeur, Jacob, Brett…) sont tout aussi nuancés et crédibles.
La tension psychologique ne faiblit à aucun instant et l’issue du combat
qui va se nouer entre Turtle et son père reste incertaine jusqu’au dernier
moment.
Pour moi, My absolute darling et Gabriel Tallent sont une
révélation de la trempe de celle que j’ai eue avec Sukkwann Island et David
Vann.
Gabriel
Tallent - My absolute darling (Riverhead Books-2017)
Je pensais justement à Sukkwan Island en lisant ton billet... je crains donc que ce roman ne soit pas pour moi. Pas de traduction en vue ?
RépondreSupprimerJe suis allé relire ton billet sur le Vann, car je ne me souvenais plus en détail de ce qui t'avait le plus déplu. Même si My absolute darling est sombre, Tallent donne aussi à voir de jolies choses et tout espoir est toujours possible. Tu reprochais à Sukkwann Island l'absence de personnages forts et marquants, là tu seras servie.. et avec style !
SupprimerAlors oui, cela reste une lecture éprouvante (de par son thème central), mais je pense que tu pourrais vraiment l'apprécier. Au Picabo River Book Club, il a été annoncé en traduction française pour mars 2018, chez Gallmeister.
ah bon ????? sukwand island ???? wahouh ! bon, ben je te suis comme tu as suivi l'ami O. et on verra...
RépondreSupprimerLe rapprochement avec Sukkwann Island tient surtout par le fait qu'il s'agit d'un adulte qui joue de sa domination psychologique sur son enfant, ainsi que de l’omniprésence et de l'importance de l'environnement naturel pour les personnages.
SupprimerEn outre, j'ai trouvé que comme David Vann, Gabriel Tallent semble avoir une personnalité à des années lumières de la noirceur de son roman. Pour exemple : https://youtu.be/JpbyF4r1Hx0 ou https://youtu.be/T2FIKWbgEbc?t=3m39s
J'étais so-so avec Sukkwan Island mais je reste tentée par ce roman, surtout après ta chronique. Impossible de ne pas être intriguée.
RépondreSupprimerJe suis allé relire ton billet et je suis prêt à parier que tu vas adorer "My absolute darling" ; tu y retrouveras la tension constante, sans arrêt croissante, et la présence d'un esprit dérangé comme tu les aimes ;) Et je suis certain que tu vas t'attacher au personnage de Turtle... ça fait que quand tu y rêveras (parce que tu vas en rêver, forcément !), ça te sera moins pénible :D
Supprimer(Je ne sais pas comment tu as fini par atterrir ici, Karine, mais laisse-moi te dire que ça me fait hyper plaisir)
Mon commentaire a dû se perdre dans les spams (ou alors tu modères ;-) Je te disais que tu m'avais donné très envie de le lire et que je le notais pour l'acheter en anglais lors de mon prochain voyage en Angleterre an mars! ;-)
RépondreSupprimerIn-dis-pen-sa-ble ! Note-le bien pour être sûre de ne pas l'oublier d'ici là.
SupprimerJe ne sais pas ce qui s'est passé. Ton premier commentaire doit errer dans les limbes du net car il n'est même pas arrivé dans les spams... (vu le trafic qu'il y a ici, pas besoin de modérer ;-) )
Alors là, je suis complètement conquise. J'attends sa traduction avec impatience. Surtout s'il y a de petits airs de Sukkwann Island. Merci pour la découverte!
RépondreSupprimerPlus que quelques semaines à patienter :)
SupprimerJe ne suis jamais parvenue à finir Sukkwann Island, vraiment trop sombre pour moi, mais là je suis tentée, le sujet me semble traité de façon un peu moins glauque non ?
RépondreSupprimerTout dépend de ce que tu entends par "glauque" car le sujet n'est pas très jouasse non plus, hein ;-) Mais le personnage de Turtle est moins passif, plus "battant" que le garçon de "Sukkwann Island", son évolution et ses déchirements intérieurs sont vraiment bien traduits par l'auteur. Si tu te laisses tenter, j'espère vraiment que cette fois-ci tu seras aussi emballée que moi.
SupprimerJe viens de le lire. Wouah ! Un coup de cœur. Stupéfiant. D'accord avec ta comparaison avec David Vann. Bravo pour ton billet, très complet comme d'habitude.
RépondreSupprimerPlus fort encore que David Vann, pour moi, en tous les cas. Ça reste une lecture forte, un de mes plus gros coups de cœur ever !
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