« Certains adultes s'inquiètent de voir les enfants rêver »
Il faut être spectaculairement fort ou particulièrement inconscient pour s'estimer capable de faire face à tout ce qui pourra surgir sans prévenir, et savoir l'éviter. Le pire ne s'annonce jamais, il ne toque pas à la porte, il s'invite, et c'est déjà trop tard.
Je suis le fruit d’un malentendu, d’une lettre déchirée trop vite.
Ou plutôt la rencontre de deux malentendus, mon père ne pouvant s’avouer quelle sorte de vie il souhaitait déjà, et ma mère jetant sa dernière chance au panier. Le fruit de deux orgueils blessés, qui se sont réchauffés un moment.
Mais comment ? Comment font les gens ? Pourquoi personne n'a encore écrit une vraie « vie : mode d'emploi », ce serait plus qu'utile ! Quelque chose de sérieux, pas un énième « livre-bien-être » d'un pseudo-psy dont on voit l'après-midi les chroniques à la télé, les conseils d'un médecin réputé à la recherche d'un complément de retraite, ou ceux d'un sage, adepte du yoga et de la méditation transcendantale... Non. J'aimerais tellement trouver mieux, je cherche des heures dans les librairies. Mon angoisse : passer devant, juste à côté sans le voir, manquer Le livre qu'il me fallait, qui aurait été fait pour moi, lumineux, salutaire, dans lequel j'aurais puisé les conseils d'un ami, enfin obtenu les bonnes réponses.
Lorsque je trouve un chapitre qui ressemble à ça, une phrase limpide plus précieuse qu'un bijou, je m'endors avec, sous mon oreiller, près de mes mains, de mon visage, comme si sa substance pouvait m'imprégner pendant la nuit, me transmettre un peu de sa vérité et me protéger de l'obscurité.
On devrait trouver des moyens pour empêcher qu’un parfum s’épuise, demander un engagement au vendeur – certifiez-moi d’abord qu’il sera sur les rayons pour cinquante ou soixante ans, sinon retirez-le tout de suite. Faites-le pour moi et pour tous ceux qui, grâce à un flacon acheté dans une parfumerie ou un grand magasin, retrouvent l’odeur de leur mère, l’odeur d’une maison, d’une époque bénie de leur vie, d’un premier amour ou, plus précieux encore, quasi inaccessible, l’odeur de leur enfance.
Il marche, et il sait à présent qu’il n’aura jamais de père, de vrai père, comme dans les films ou dans les romans, un père comme en ont certains de ses copains, cette image de père, car après tout il ne s’agit peut-être que de cela, d’une image… Oui, aujourd’hui, il en est sûr, un père comme celui qu’il a dans la tête, si parfaitement père, ça n’existe pas. Pour personne. Tous ses rêves de père ne sont que des chimères, des rêves de petites filles qui attendent le Prince Charmant, des rêves merveilleux dans lesquels il est réjouissant de s’égarer, mais si dangereux, car ils ne tiennent jamais leurs promesses.
Certes, mon grand-père n’attachait aucune importance à ses états d’âme, encore moins à ses problèmes de santé, dédaignant en toute circonstance de s’écouter. Peut-être n’avait-il aucune sorte d’intérêt pour lui-même, peut-être considérait-il qu’il s’agissait d’une attention honteuse et superflue. Cet état d’esprit était partagé par beaucoup de gens de sa génération : refusant de s’appesantir sur eux-mêmes, ils passaient aussi à côté des autres, parfois même de leurs propres enfants.
Pourtant, le cœur ne se modifie-t-il pas nécessairement face à un fils, une fille, qui réclame un vrai regard, une attention ?
Je dirais n’importe quoi pour ne pas me retrouver seule, pour ne pas entendre la porte claquer et se refermer sur moi.
« Pour moi, faire l’amour représente une douleur insupportable et pourtant je la supporte, parce que ça vaut la peine, rien que pour ne pas être seule pendant quelques minutes… », avoue une femme paumée dans une pièce de Tennessee Williams. Je lui ressemble, je suis toujours d’accord. Même si je n’éprouve aucun désir, si l’autre en a envie, la question est réglée.
Je rêve surtout de rencontrer des gens. Je n'ai jamais trouvé simple de faire connaissance, ailleurs que sur un plateau. Mais on se quitte une fois le tournage ou la pièce terminé, et on ne se revoit jamais comme on se l'était promis...Alors je m'offre une seconde chance, j'écris pour qu'on me rencontre.
Rencontrer des gens, ça manque sans doute d’ambition artistique. Évidemment, c’est mieux si l’équipe est persuadée de participer à un chef-d’œuvre. Mais un chef-d’œuvre tient à chaque séquence du miracle… Bizarrement, tout le monde semble convaincu du contraire. Y compris les critiques, si vite amers, et peu patients.
[...]
C’est peut-être mieux, plus juste ainsi, que le rêve ne concerne pas seulement les spectateurs assis dans le noir, mais soit partagé par ceux qui vivent devant et derrière la caméra, quitte à devenir délirants la veille de la sortie, pour finir immanquablement par regarder le podium d’en bas, sans médaille.
Et recommencer quelques mois plus tard…
J’ai fait ce dessin tout de suite après mon arrivée et le lui ai offert, il le cache sous son oreiller, ça l’aide à dormir, à se sentir moins seul. Ici, on ne cherche que ça. Un geste, un petit signe, des miettes de réconfort, la dizaine d’enfants qui vit là en est affamée. Tous sont à l’affût d’une marque de sympathie, de ce qui pourrait leur donner l’illusion d’une affection, certains rêvent même d’une histoire d’amour.
Combien de pensionnaires n’ont jamais pu, ensuite, donner leur cœur à cause de ça ? Leur corps oui, tant et plus, mais leur cœur est resté malgré elles aux abonnés absents. Impossible d’expliquer aux amoureux éconduits que ce pauvre cœur s’était sans doute noyé, très jeune, au fond d’un bénitier.
Serrée dans ce petit lit d’hôpital, je joue à consoler celle qui reste.
Je ne peux pas lui dire qu’en réalité c’est moi que je console, moi qu’il faudrait rassurer. Comment lui avouer que le départ tant attendu semble en définitive plus risqué, plus inquiétant que de passer sa vie là, coincée chez les fous ?
Qu’est-ce qui m’attend dehors ?
J’aimerais demeurer près d’elle le plus longtemps possible, à l’abri. Qu’ont-ils prévu pour mon grand retour ? J’ai peur de cette chute vertigineuse que connaissent depuis des mois tous les habitants de notre maison rouge. Je sais bien que la chute ne fait que commencer. Je devine qu’elle va devenir plus douloureuse, plus violente à mesure que nous nous approcherons de sa résolution. Je prie un Dieu qui n’entend pas. Je continue quand même, espérant qu’il pourrait en être autrement.
Les monuments ont peut-être été créés spécialement pour ça, pour que les gens cloîtrés chez eux, accidentés, malades, ou coincés dans leurs bureaux, puissent les voir par la fenêtre. La tour Eiffel, le Sacré-Cœur, le dôme vert de l’Opéra, l’ange de la République ou les tours de la Défense leur rappellent qu’ils font toujours partie du monde, qu’eux aussi bougeront bientôt tout autour, libres à nouveau d’arpenter Paris.
Lorsque la rue devenait enfin silencieuse, je m'endormais en écoutant mon cœur battre, je m'endormais dans la peur. Plus tard, aussi étrange que cela puisse paraître, cette peur me manquerait. Elle avait fini par m'être aussi indispensable pour trouver mon sommeil qu'une peluche pour les enfants, ma terreur comme objet transitionnel, qui pourrait imaginer ça?
Ces angoisses nocturnes devinrent une sorte de compagnie, elles comblaient l'absence et le vide, un moyen comme un autre pour ne pas me sentir abandonnée. J’avais en réalité un besoin vital d’un ami derrière cette porte, au point que je m’en levais la nuit. Était-ce un besoin si désespéré, si honteux et inavouable qu’il me fallait le transformer en ennemi, et en faire un cauchemar ?
Dans la voiture, mon père aimait glisser une cassette de Léo Ferré, il se délectait de sa propre mélancolie et des paroles d’Avec le temps, « Avec le temps, va, tout s’en va, même les plus chouettes souvenirs »… Je me sentais au contraire incroyablement soulagée à l’idée que l’on s’allégeait avec le temps, qu’on pouvait faire place nette, recommencer.
Je ne le crois plus, à présent. Qu’on en souffre ou qu’on ait du plaisir à revenir en arrière, je suis sûre qu’avec le temps « tout ne s’en va pas ».
Tout reste, les voix, les lieux, les images.
Tout demeure, à portée de pensée.
Et s’éclaircit.
Isabelle Carré - Les rêveurs (Grasset, 2018)
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