Se voir avec lucidité, c’est l’affaire de toute une vie.



C'est dans l'air
« Alors, comment va l’édition ? demande Samuel.
- L’édition. Ah ah. Très drôle. Je ne fais plus vraiment d’édition aujourd’hui. Pas au sens traditionnel. » Il se penche et sort une carte de visite de son cartable.
Guy Periwinkle : créateur de valeur — sans logo, sans même un numéro de téléphone.
« Je suis dans la fabrication, désormais, dit Periwinkle. Je construis des choses.
- Mais pas des livres.
- Si, des livres. Bien sûr. Mais c’est surtout pour créer de la valeur. Un public. Un intérêt. Le livre, c’est juste l’emballage, le contenant. C’est la conclusion à laquelle je suis arrivé. L’erreur que font les gens qui travaillent dans l’édition c’est de penser que leur travail consiste à concevoir de bons contenants. Quelqu’un qui dit qu’il travaille dans l’édition, c’est comme un vigneron qui te dirait qu’il fabrique des bouteilles. Ce qu’on crée en réalité, c’est de la valeur. Le livre, c’est juste l’une des formes sous lesquelles se présente cette valeur, une échelle, un emprunt. »
 

C’est un des effets secondaires involontaires de la civilisation, la mélancolie. L’ennui. La routine. La morosité. Et quand ces choses sont apparues, les gens comme moi sont apparus avec elles pour y remédier. 

Le passe-temps favori des Américains, ce n’est plus le base-ball. C’est la morale.

Qu’est-ce qui est vérité ? Qu’est-ce qui est mensonge ? Au cas où tu n’aurais pas remarqué, le monde a à peu près abandonné le concept des Lumières selon lequel la vérité se construit sur l’observation du réel. La réalité est trop complexe et trop effrayante pour ça. C’est beaucoup plus facile d’ignorer tous les faits qui ne vont pas dans le sens de nos idées préconçues et de ne voir que ceux qui les confirment. Je crois ce que je crois, tu crois ce que tu crois, et nous pouvons très bien tomber d’accord sur nos désaccords. C’est la tolérance libérale qui rencontre le déni obscurantiste. C’est hyper branché.

Fumer te donne une contenance en public, quand tu te sens observé, jaugé, jugé. D’ici une quinzaine d’années, le téléphone portable aura remplacé la cigarette : c’est une sorte de bouclier social, un objet qu’il suffit de sortir de sa poche et de tripoter pour se sentir moins gauche.

[...] l’attaque l’avait rendu plus célèbre, et la célébrité engendrait la célébrité. De même que l’argent va à l’argent, la célébrité, étant une forme de richesse sociale, d’abondance conceptuelle, fonctionnait sur le même schéma.



Désenchantée
Le décalage entre tout ce qu’il en avait espéré et le gigantesque ratage de cette soirée lui laissait un goût amer. [...] Tel était le prix de l’espoir, comprenait-il, une terrible déception.

Dans un jeu, on te dit toujours comment tu peux gagner. Pas dans la vraie vie. J’ai l’impression d’avoir perdu dans la vie, et je n’ai aucune idée de ce que j’ai fait pour.

Le revers de la médaille, quand on n’échoue jamais dans rien, c’est qu’on ne fait jamais rien qu’on pourrait rater. Jamais rien de risqué. Par essence, il y a un manque de
courage chez les gens qui sont bons dans tout


L'autre
Periwinkle, c’est un spot braqué sur les défauts des autres. Comme s’il présentait à chacun un miroir conscient de l’image qu’il projette. Par exemple, dans un café, normalement, Samuel commande un cappuccino. Avec Periwinkle, il commande un thé vert. Un cappuccino, c’est trop cliché, et en prenant un thé vert, il s’est dit qu’il ferait une meilleure impression sur Periwinkle.
Entre-temps, Periwinkle a commandé un cappuccino.

[...] en ne voyant les gens que comme des ennemis, des obstacles ou des pièges, on ne baisse jamais les armes ni devant les autres ni devant soi. Alors qu’en choisissant de voir les autres comme des énigmes, de se voir soi comme une énigme, on s’expose à un émerveillement constant : en creusant, en regardant au-delà des apparences, on trouve toujours quelque chose de familier.
Cela demande plus d’efforts, bien entendu, que de croire que les autres sont des ennemis. La compréhension est toujours plus ardue que la haine pure et simple. Mais elle élargit les horizons. Et rétrécit la solitude.

Il arrive qu’on soit tellement enfermé dans sa propre histoire qu’on ne voit pas le second rôle qu’on occupe dans celle des autres.

« Tout le monde aime les prodiges, dit sa mère, elle aussi debout, applaudissant. Les prodiges nous permettent d’échapper à l’ordinaire de nos vies. Nous pouvons nous dire que si nous n’avons rien d’exceptionnel, c’est de naissance, et c’est la meilleure des excuses.



Nous souviendrons-nous
« Ce que nous appelons oublier n’est pas vraiment de l’oubli, dit-elle. Pas littéralement. On n’oublie jamais vraiment. On se contente de ne plus voir la route qui mène au passé.

Le plus frappant pour moi, c’est de penser que les souvenirs sont comme cousus dans la chair de notre cerveau. Tout ce que nous savons sur notre passé est littéralement gravé en nous.
- Certes, dit Samuel. Et alors ? »
Elle ferma les yeux et se frotta les tempes, dans un geste d’impatience et d’irritation dont Samuel se souvint et qui lui rappela son enfance.
« Eh bien, ce n’est pas évident ? Chaque souvenir est en fait une cicatrice. »

- Il n’est pas mort sans rien, dit Samuel.
- Il était ruiné. Il n’avait même plus sa partition.
- Il en avait le souvenir.
- Le souvenir ?
- Oui. Il pouvait toujours s’en souvenir. C’est déjà ça.
- Mieux vaut avoir l’argent, si tu veux mon avis.
- Pourquoi ?
- Parce que quand tout ce qu’il te reste d’une chose, c’est son souvenir, tu ne penses plus qu’à ceci : comment tu l’as perdue.
- Je ne crois pas.
- Tu es jeune. »



Je te rends ton amour
« Les gens s’aiment parfois pour de mauvaises raisons, poursuivit-elle. Ils s’aiment parce que c’est facile. Ou bien parce qu’ils sont habitués à s’aimer. Ou bien parce qu’ils ont laissé tomber. Ou bien parce qu’ils ont peur. Mais les gens peuvent devenir les Nix les uns des autres. »

Elle ne l’aime pas, ou plutôt elle ne
sait pas si elle l’aime, ou bien peut-être qu’elle l’aime mais qu’elle n’est pas amoureuse de lui. C’est le genre de distinctions, de pinailleries lexicales qu’elle déteste et qui malheureusement comptent énormément.

C’est cela l’amour, pense Faye maintenant. Nous aimons les gens parce qu’ils nous aiment. C’est du narcissisme. Mieux vaut être parfaitement clair sur ce sujet et ne pas laisser des abstractions comme le
destin ou le sort semer la confusion.

Ce qui rendait Alice si intimidante, c’est qu’elle semblait se moquer d’être appréciée ou non. Elle ne dépensait aucune énergie mentale à mettre les gens à l’aise, à prendre en compte leurs envies, leurs attentes, leurs désirs, leurs besoins élémentaires de décorum, de bonnes manières, d’étiquette. Faye, elle, croyait aux bienfaits du désir d’être aimé — pas par vanité, mais parce que cela faisait office de liant social. Dans un monde sans dieu vengeur, le désir d’être aimé, songeait-elle, était le seul garde-fou du comportement humain, et si elle n’était pas sûre de croire à ce dieu vengeur, elle savait en revanche qu’Alice et ses semblables étaient athées jusqu’au bout des ongles. Ils pouvaient donc tout se permettre sans craindre de retour de bâton dans l’au-delà. C’était désarmant. Comme de se retrouver dans une grande pièce avec un gros chien imprévisible — et cette peur au ventre constante et latente.

Il s’était installé dans sa colère par facilité, pour ne pas avoir à produire l’effort nécessaire pour y échapper. Il était bien plus facile de reprocher à Bethany de ne pas l’aimer que de faire le travail d’introspection nécessaire pour comprendre ce qu’il faisait qui le rendait impossible à aimer. Il était bien plus facile de reprocher à ses étudiants de n’être pas très inspirés que de faire de ses cours une véritable source d’inspiration. Et il était toujours beaucoup plus facile de s’asseoir devant son ordinateur plutôt que de se confronter à sa vie stagnante, d’affronter le trou béant que sa mère avait creusé en lui en l’abandonnant, et à force de choisir la facilité, chaque jour qui passe, la facilité devient une habitude, et cette habitude devient votre vie.

Plus vraisemblablement, ils se trouveraient des passe-temps, chacun de son côté, et s’efforceraient de reproduire les emplois du temps de leurs vies professionnelles à la retraite. Ils feraient des rénovations dans leur maison gigantesque pour s’installer chacun à un niveau. C’était une vie inconfortable, oui, une vie pénible. Mais c’était la vie qu’ils connaissaient. Et cela la rendait moins effrayante que ce qui pourrait se passer s’ils finissaient par admettre tout leur ressentiment et toute leur haine, et se parlaient enfin.

Parfois, ce que nous essayons d’éviter est moins la douleur que le mystère.


Nathan Hill - Les fantômes du passé (Gallimard, 2017)

Commentaires

  1. Rien qu'en lisant le début du premier extrait, je savais de quel roman il s'agissait, un roman que j'ai adoré !

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  2. Excepté certains bémols sur quelques longueurs (que je n'ai pas ressenties du tout), je n'ai pas encore trouvé une seule voix discordante contre ce roman.
    (merci pour ton passage ici !)

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