« Les questions dont nous connaissons les réponses sont confortables et inutiles ; elles ne nous apprennent rien sur nous-mêmes »



Tant que je ne réponds pas, j’ai le pouvoir. Une fois que la réponse passera de leur côté, ils décideront, je n’aurai plus voix au chapitre, je serai passif, je ne serai plus rien. (p. 13)

Y a pas de diplôme pour écouter les gens. Faut juste savoir où poser sa main. (p. 20)

Je sais que ma main peut calmer tes spasmes et que mes lèvres sur ton front forment un sceau d’apaisement. Tu dis que ça marche et que je suis utile, que je fais des miracles quand tu es malade, mais tu n'es pas ici pour une grippe et j’ai perdu mes pouvoirs. Si je pouvais, je te le foutrais en perfusion, mon amour. (p. 33)

La morphine fait un effet unique, comparable à nulle autre molécule. En intraveineuse ou en intramusculaire, la montée est folle, on les voit partir direct et je ne me lasse jamais quand leur visage crispé se détend enfin. Plus de rides, plus de tensions, plus de larmes, plus de dents qui grincent ni de coup de poing dans le mur. Ils perdent dix ans d’âge en trois secondes, le masque figé fond sur leur peau comme de la cire molle. Leur douleur se dissout sous mes yeux. (p. 52)

Tu m'aimes assez - dis oui - pour me faire l'amour après les cathéters, les trous dans l'épiderme, le pistolet pour pisser, la camisole et le déambulateur, après les petites cuillères de purée glissées dans ma bouche parce que je suis trop faible, les compotes dégeu et les érections qui ne veulent rien dire sous ces draps à usage unique ? Tu aimais embrasser cette pliure, là, à l'intérieur du coude, t'as la peau douce, tu disais. Mais regarde maintenant, regarde cette bouillie de veines violacées, ces dix mille marques d'aiguilles, tu poserais tes lèvres là-dessus aujourd'hui ? (pp. 62-63)

L’hôpital retire tout. Les vêtements, les bijoux, l’envie, le rire, le sexe, tout fuit de minute en minute. Au début, on essaie de se maintenir du côté des vivants, des en bonne santé qui ont les cheveux brillants et la peau souple, le sourire facile et la blague de rigueur. Mais on s’éreinte vite, les gestes, la pensée, la parole, tout coûte beaucoup plus, un rien demande des efforts écœurants. Alors on s’habitue, les cheveux graissent, la peau ternit et on s’enfonce dans les oreillers. (p. 63)

C’est pas tant la question d’être attirant ou pas, c’est surtout de vieillir qui fait un drame dans les miroirs. Et c’est pas la vie à l’hôpital qui va rendre de la prestance. On pourrait croire sur le papier : le repos, la prise en charge aux petits oignons, dormir tant qu’on veut jour et nuit, et on ressort comme neuf en promettant de faire attention, d’appliquer les conseils et de se tenir au suivi médical, hydraté de partout et prêt pour l’avenir immaculé. C’est tout l’inverse. Si tu entres avec un peu d’estime de toi et de ta gueule, tu ressors dévasté, épuisé, hirsute, à bout de tout et sans envie de t’occuper de la suite de tes jours parce que tout semble foutu d’avance et que le cycle ne s’arrêtera jamais. (p. 82)

Se tenir à l’écart du troupeau, c’est une habitude qu’on prend jeune et qu’on ne lâche jamais ensuite. On grandit, on mûrit, on vieillit avec ce réflexe craintif de solitaire. On peut essayer de faire illusion, on prend les codes, on capte les formules entendues dans les commerces ou les transports, on apprivoise les mots que se disent les gens qui savent on peut essayer de se les mettre dans la bouche, les répéter pour connaître le rôle, ça tient jamais bien longtemps. Il y a toujours un moment où l’effort est trop intense, où les digues cèdent. On a besoin du retour au silence et à l’isolement. (pp. 86-87)

[…] aujourd’hui ce n’est pas toi qui manques, c’est pas ta peau, tes mots ou ta queue, c’est nous. Et mon problème, c’est que je ne te pardonnerai jamais le mal que je t’ai fait, la honte, l’humiliation, la perfidie, la trahison et le mensonge. (p. 122)

J’étais à un âge où je pensais encore qu’il y avait une forme de justice dans nos existences. (p. 120)

Ce qui angoisse, ce qui oppresse, ce qui donne envie de chialer ou de défoncer un mur, c’est pas la certitude qu’on ne va jamais sortir de l’hôpital et y mourir, c’est qu’on va devoir y revenir. (p. 139)

Il faut connaître ses limites quand il s’agit de consoler. Il faut ensuite les accepter.
(pp. 156-157)


Jérôme Lambert - Chambre simple (L'Iconoclaste, 2018)

Commentaires