Il y avait entre le monde et lui ce bouclier, son épaisse casquette

Caleb Tenenbaum - A Different Perspective (Explored), from 'Life Through a Marble' series, 2011   source

Il avait sorti les deux billes de sa poche pour me montrer qu’il les avait sur lui. Étrangement, Jacob ne me regardait jamais – il détournait toujours les yeux ou la tête, et il ne pouvait pas ou ne voulait pas parler – mais il avait des façons bien à lui de communiquer. Regardant fixement les chevaux, il étendit le bras pour me montrer les billes ; il imita en même temps le petit cliquetis et fit de petits signes de tête.
— Demain nous faisons ma fête d’anniversaire, lui annonçai-je, et pour les garçons qui vont venir – Austin et Norman et Kenneth – il y a des billes, comme lot. Mais ce sont les tiennes les plus belles. Je les ai choisies parmi toutes celles que nous avions.

 Clic, clic, clic.
— Les filles – il y a Jessie et Anne qui viennent – auront des rubans pour leurs cheveux. Moi, j’aurai toutes sortes de cadeaux, puisque c’est mon anniversaire, lui racontai-je toute contente.

 Clic, clic clic.
— Peggy est chez vous, n’est-ce pas ? Et Nellie aussi. J’espère que les choses s’arrangeront bientôt. C’est ta mère qui est malade ?
Il remit les billes dans la poche de sa salopette. Il n’émettait plus aucun son mais se balançait légèrement d’avant en arrière. Ses doigts tapaient en rythme sur ses genoux.
— Ma petite sœur, Mary, était malade la semaine dernière, elle toussait et avait de la fièvre. Mais Papa lui a donné un médicament et elle va bien mieux. Papa dit que parfois le temps est le meilleur des remèdes. Mais la médecine, ça aide aussi.
Assis sur la balle de foin, il continuait à se balancer d’avant en arrière.
— Et l’amour aussi, évidemment. C’est ce que dit ma mère, et mon père est de son avis. Quand Mary était malade, Maman restait tout le temps avec elle : elle la berçait, la nourrissait et lui épongeait le front avec des linges frais. La fenêtre qui est au-dessus de la cuisine c’est celle de Mary, dis-je, sachant pourtant que ça ne l’intéressait pas. Et la mienne est au bout du couloir, au-dessus de la véranda. Il y a des rideaux bleus, à ma fenêtre. On les voit du jardin.
Je n’arrêtais pas de parler, parce que je ne savais pas comment l’aider. Jacob était visiblement affligé par quelque chose, mais je ne pouvais pas comprendre ce que c’était, ni y remédier.
Il émit un son, et je me dis qu’il pleurait, peut-être, mais je ne voyais pas son visage. Finalement, ne sachant que faire, je me levai.
— Il faut que je rentre. Je dois me coucher de bonne heure ce soir, puisque demain c’est mon anniversaire. Maman veut me laver les cheveux demain matin, et ils mettent un temps infini à sécher.
J’essayai de trouver quelque chose de moins stupide à dire, quelque chose qui pourrait le consoler.
— J’espère que bientôt tout ira mieux dans ta famille, Jacob.
Curieusement, j’eus envie de me pencher et de l’embrasser sur le dessus de la tête. C’était ce que faisaient mes parents quand j’avais besoin d’être réconfortée, et il me semblait juste, je ne savais pourquoi, de réconforter Jacob. Mais, comme toujours, il y avait entre le monde et lui ce bouclier, son épaisse casquette, et je savais qu’il aurait un mouvement de recul si je le touchais ainsi.
C’était un garçon costaud, il avait quatorze ans, maintenant. Il avait de grandes mains, toujours posées sur ses genoux, et des pieds presque de la taille de ceux de mon père – presque tout le temps nus jusqu’en octobre où il chaussait alors de gros croquenots. Je l’avais vu travailler d’arrache-pied à la ferme, je savais qu’il était fort et qu’il s’y prenait très bien avec les animaux. Pourtant, par d’autres côtés, il semblait aussi jeune et immature que Mary, un tout petit enfant qui n’émet encore que des sons et dont on ne peut que deviner les besoins.


Lois Lowry - Le garçon qui se taisait (L'École des Loisirs, 2005)
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Anne Fine

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