L’opacité des rêves des autres le rendait moins transparent.

Rudolf Bonvie - Dialog 3  (1973)

La scène se déroule dans une chambre à coucher. Celle de Simon Yachar, trente-deux ans. Quant à la jeune fille qui vient de poser son smartphone sur la table de nuit, elle s’appelle Marie Léotard, deuxième année de droit. Marie déboutonne son chemisier à carreaux rouges et bleus. L’instant d’après, les deux amants testent la souplesse du matelas. Combinaison de plans moyens, succession d’angles de prises de vue légèrement tremblantes, montage fractionné. On s’attendrait à entendre de la musique. Le genre de musique qu’on trouve sur Google en tapant « chanson pour faire l’amour ». Mais il n’y a que des bruits naturels : succions, soupirs, grincement des ressorts, et cinq mots tournent en boucle dans le crâne de Simon. « Je couche avec une ado. »
Marie n’était encore qu’un projet unilatéral, développé en silence par madame sa mère pendant que monsieur tournait les pages du programme télé, tandis que Simon redoublait déjà sa quatrième. Elle se développait dans l’utérus maternel, il volait des bonbons chez le marchand de journaux. Elle n’était que vagissements, il lisait Astérix et la serpe d’or au lieu de réviser sa géo. Elle soufflait cinq bougies plantées dans un fraisier, il était qualifié de grand espoir par la presse sportive et fêtait l’événement en s’offrant le même tatouage que Popeye. Compte tenu de leur écart d’âge et de l’espérance de vie des femmes, il mourra bien avant elle.
Rencontrer Martin, oui, et Thibault, et tous les ex de sa courte existence. Dîner dans une crêperie bretonne tenue par un couple d’Antillais, formule à seize euros, service interminable. Prier pour que la crème oligothermale qu’on lui a vendue donne vraiment dix ans de moins en dix jours. Embellir son curriculum vitae en s’attribuant un grand titre sportif, qui ira vérifier ? S’immiscer dans les conversations, essayer de comprendre qui couche avec qui et pourquoi et depuis combien de temps. Collectionner les bides, les moments de solitude, provoquer des moues dubitatives. S’étonner à voix haute que ses nouveaux amis ne connaissent ni Popeye the Sailorman ni les Bérurier Noir. Chercher en vain l’excuse la plus élégante pour s’éclipser avant les crêpes aux bananes plantains. Rester, un verre de rhum vissé sur la poitrine, dans une sorte de semi-présence molle. Se coucher à deux heures en ayant l’impression d’avoir marché cinquante kilomètres.
— Tu le revois souvent ce Martin ?
Cela ne peut décidément pas coller entre eux.
— Oh... Mon chaton est jaloux ?
Mon chaton.
Un jour on regarde un vieux beau caresser la joue d’une étudiante ; on se jure alors que jamais, au grand jamais, on ne se donnera en spectacle de la sorte. Le surlendemain on fait glisser une culotte blanche le long de jambes à peine majeures. Mon chaton. On a honte. On redoute également que le père de la belle débarque dans la chambre, une carabine vingt-deux long rifle sous le bras. Mais voilà, les jambes s’agitent admirablement, la culotte valdingue à l’autre bout de la pièce, on ravale sa honte et ses craintes.
Je couche avec une ado... Quelques mois, quelques années à ce rythme, sans se poser de questions : c’est, il le sait, ce qui peut lui arriver de mieux. Mais la suite du scénario ne sera pas forcément à son avantage. Elle voudra changer la décoration du salon. Déménager. Avoir un enfant. Il la quittera pour toutes ces raisons. Ensuite, la situation se compliquera sacrément. Elle le menacera avec un saladier en plastique, s’effondrera sur le canapé, jettera ses CD aux ordures. Ou tout se passera bien : Marie se détachera gentiment de lui, il la recroisera un an plus tard au rayon des surgelés, oui, enceinte de trois mois, lui dira-t-elle dans un sourire. Et il titubera jusqu’à la caisse en semant des clémentines.
Le coude de Simon heurte la table de nuit. La douleur irradie son bras, lui fait pousser un juron. Marie pouffe :
— Un baiser, est-ce que ça suffira ?
— Oui, répond Simon.
Puis :
— Est-ce que tu crois qu’on a toute la vie devant nous ?

Finalement, Jacob croit pouvoir dire sans se tromper que le chapitre quatre [de sa vie] s’annonce encore plus plat que les précédents. Un stade aux gradins déserts. Une station de ski au printemps. Il en vient à espérer que son médecin lui annonce dès le surlendemain, analyses sanguines à l’appui, qu’il est atteint d’un mal incurable.
Il l’écoute, et tout de suite le coude d’un catcheur mexicain vient s’abattre sur son plexus solaire. Il lui faut une bonne trentaine de secondes pour retrouver son souffle.
— Me présenter à tes parents ?
Dans sa tête Simon a quitté le restaurant, volé une voiture et rejoint l’autoroute. Il se mêle au ballet des camionnettes et des berlines racées, slalome parmi des crédits à la consommation et les familiales couvertes d’autocollants de parcs d’attraction, tant pis pour les rognons de veau flambés à l’armagnac, qui sont pourtant très bons, spécialité de la maison.
— Ohé, t’es toujours là ? Tu sautes de joie intérieurement ?
Silence dans l’habitacle du coupé sport de ses rêves. Marie le fixe avec colère. Ses yeux sont noirs. Il n’a pas le courage de s’expliquer. C’était bien parti pourtant : on s’attire on se revoit on couche ensemble, c’est léger, aérien même, comme une crème Chantilly maison, des croissants pur beurre trempés dans un café serré l’été sur la terrasse. Pourquoi tout compliquer, tout plomber, pourquoi servir de la chicorée et des biscottes sans sel ? Catastrophe annoncée : les parents de Marie sont certainement à peine plus âgés que lui. Leurs paroles seront sèches. Un repas de famille ? Un tribunal. La rencontre ne peut pas bien se passer, impossible, il faut rester sur l’autoroute, espérons qu’il y ait assez d’essence dans le réservoir pour atteindre les Pyrénées.

Joseph écoute. Joseph a envie de caresser la joue de son interlocuteur. De lui dire ce n’est pas grave, ça va passer, de lui répondre par l’un de ces abracadabras sociaux que l’on ne peut s’empêcher de prononcer dans de telles circonstances. De le prendre dans ses bras, le serrer fort, oui, pour que toute cette tension s’évapore. Jag älskar dig.
 
 Arnaud Dudek - Les Fuyants (Alma, 2013)

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