Cette maison est beaucoup trop grande pour ce qui reste de notre famille

Julie Cockburn - Talking Heads, 2017   source

Finalement, il n’y a pas tant de différence entre les rires et les larmes. C’est comme s’en aller de chez soi par rapport à revenir – il suffit pour ça d’une maison.

C’est peut-être à ça qu’on les reconnaît, les familles où ce qui est le plus essentiel va de travers : pour compenser, elles inventent un tas de petites règles et de principes ridicules.

Papa retire les arêtes du poisson qu’il a écrasé en couche généreuse sur son pain. Il les dépose l’une après l’autre au coin de son set de table – à chaque fois, c’est un point en moins pour maman.

“Encore des amateurs ?” a aboyé maman.
Jolan et moi, on n’osait pas refuser, mais ça ne nous semblait pas non plus mériter l’enthousiasme, alors on n’a rien dit. Elle nous a servi à chacun une toute petite portion, autant qu’à elle-même. Sauf que, dans son cas, ça ne serait que pour regarder.
La cuiller de la sauce aurait été bien pratique, mais maman a fait exprès de la laisser dans la casserole pour empoigner d’abord la boîte de maïs et la secouer n’importe comment au-dessus de nos assiettes.
Papa m’avait dit un jour qu’elle avait ça dans le caractère, cette façon de commencer une chose et de ne pas la finir. J’avais cru au départ qu’il faisait allusion à la jumelle de Jolan, mais il n’en avait pas dit un mot. C’est seulement à partir de là que je me suis mise à y faire attention : la collection de timbres en désordre, l’immense plaque de polystyrène avec à peine trois coléoptères épinglés dessus, les dizaines de bouquins de cuisine jamais ouverts, les boucles d’oreilles qu’elle achetait sans jamais les porter, les piles de tissu pour coudre des rideaux, Jolan, Tessie et moi autour de la table. Au début, elle avait eu pour nous les mêmes bonnes intentions, mais l’ennui, c’est qu’on ne pouvait pas nous décoller à la vapeur, nous faire sécher, nous plier en rectangle – il fallait chaque jour nous donner des vêtements propres et au moins trois repas. En fait, on était la collection qui mettait ses échecs le plus en évidence..

Je repense à la nuit où papa s’est essayé à m’expliquer la différence entre les hommes et les femmes. Après m’avoir fait sortir de mon lit, il m’a servi un Coca parce que j’avais des petits yeux. Les siens étaient encore plus petits, mais pour lui, ça n’était pas une raison de boire du soda.
Il a attendu que j’aie terminé mon verre, a pris sa canette vide et en a tracé les contours au crayon sur une feuille de papier. Deux ronds identiques. J’ai d’abord cru que c’étaient des seins.
Jusqu’à ce qu’il dessine une croix sous le premier cercle et, sur l’autre, une flèche qui partait vers le haut.
“Tu sais ce que ça veut dire ?”
Il était deux heures deux.
D’une certaine manière, sur le moment, il m’a semblé plus important de retenir ce détail-là.

Tessie a tenu son rôle de morte d’un bout à l’autre, jusqu’à ce que la sirène de l’ambulance se fasse entendre au loin et que maman ait rassemblé son courage pour appeler papa au travail. C’est à ce moment-là que Jolan a pris conscience de la gravité de sa blague. Il a poussé des cris de chouette et Tessie s’est remise debout. Maman les a vus s’enfuir dans le champ de maïs pour le reste de la journée. Une fois tout le monde reparti, elle est montée dans le hamac. Il lui a servi de refuge pendant trois jours – elle ne faisait plus à manger, ne lavait plus le linge, elle allait juste promener le chien matin et soir et y passait encore plus de temps que d’habitude.
C’est resté sa meilleure tentative de désintoxication. La seule aussi.

Ça pourrait encore être papa, derrière, dans ce coin de la salle de bains, pendu à la ceinture de sa robe de chambre. Le cœur battant, je passe la tête par l’ouverture. Le barrage consiste en une accumulation de peignoirs et de pyjamas sales, accrochés à deux patères. Une odeur de sommeil flotte partout dans le rez-de-chaussée, sauf à certains endroits où le revêtement textile sent à jamais le vieux chien mouillé.
Avant, plus je patrouillais dans cette maison, plus je me sentais chez moi ailleurs. À la boucherie des parents de Laurens, il avait beau y avoir des couteaux pointus, des seaux remplis d’entrailles et des carcasses pendues à des crochets, je n’avais jamais besoin d’être sur mes gardes. Même s’il s’était passé quelque chose de grave, on n’aurait pas pu me le reprocher puisque ce n’était pas à moi d’éviter que ça arrive.

Quelque part, les phasmes me font penser à maman.
Nous ne pleurons pas lorsqu’ils meurent. Le constat de décès prend généralement quelques jours : il faut procéder à l’envers, par élimination, en écartant tout ce qui témoigne de la vie jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la preuve du contraire. À leur mort, les phasmes se dessèchent. Ce ne sont pas des cadavres, mais des feuilles d’un jaune terreux, enroulées sur elles-mêmes. Pour peu que cet automne s’installe progressivement, personne n’en fait un drame.

Si je pouvais, là, tout de suite, je me ferais unidimensionnelle pour remonter le temps, me glisser dans cette photo, infiltrer ce moment, prévenir Tessie de ce qui l’attend, lui chuchoter : “Sauve-toi…” À Jan, je crierais : “T’en fais pas, t’es le meilleur Michael Jackson que je connaisse !”
Je pourrais leur dire ça, mais ça n’avancerait à rien. Si une version trentenaire de moi-même s’était matérialisée sous mes yeux il y a vingt ans et m’avait dit “je sais ce qui va se passer, sauve-toi”, je n’aurais pas bougé d’un pouce. Tessie et moi, on serait restées à notre place, pas du tout parce qu’on se croyait heureuses, mais parce qu’il faut d’abord que les choses arrivent avant qu’on puisse les regretter, et aussi parce que le sachet de pickles n’était pas encore vide.

C’était un de ces petits villages où, par souci d’équilibre entre l’offre et la demande, on ne faisait les choses qu’en un seul exemplaire ou pas du tout : une épicerie, un salon de coiffure, une boulangerie, une boucherie-charcuterie, pas de réparateur de vélos, une bibliothèque qui aurait pu se lire entièrement d’un trait, une école primaire.
Pendant des années, on allait désigner avec “le” ou “la” tout ce que le village avait à offrir, comme pour parler d’objets personnels que nous pouvions tenir entre le pouce et l’index. Comme si, après avoir longtemps guerroyé contre les grandes villes et les localités avoisinantes, nous avions fait main basse sur des prototypes de boucherie ou d’épicerie, pour ensuite les implanter solidement non loin de l’église et de la salle paroissiale, à deux pas de presque tout, à portée de chacun.

Parfois, on aurait dit qu’il ne leur restait sur les os que la peau et la honte, comme ces maisons totalement démolies à part la façade pour des raisons d’urbanisme.

Les gens ne venaient pas seulement chercher leur commande, mais voulaient aussi un bon ragot, un savoureux conte de Noël à côté duquel leur propre misère semblerait fade.

Je voudrais fermer les yeux, pourtant, je ne peux pas. Si je renonce à enregistrer, je me retrouverai seule pour de bon. Alors, il n’y aura plus aucun témoin, seulement des coupables. Et sans témoignage crédible, tout ça aurait aussi bien pu ne pas avoir lieu.

Le nœud coulant pendille juste au-dessus de la tête de Laurens. Pour qui ne serait pas au courant du projet, ça pourrait servir à accrocher un autre appareil. Papa lui-même a eu tout l’été pour joindre le geste à la parole. Aujourd’hui, la corde flasque paraît surtout jouer la comédie. Encore un boulot à finir.

Lize Spit - Débâcle (Actes Sud, 2018)
Traduit du néerlandais (Belgique) : Emmanuelle Tardif

Commentaires

  1. Tout cale donne envie. je l'ai eu en mains plusieurs fois mais bon ...:)

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    1. On ne peut malheureusement pas tout lire ce qui nous fait envie... C'est bien là notre drame commun, non ? ;-)

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