« Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu’une moitié d’entité »


L’amour, c’est mieux à deux

J’avais alors réalisé que je tenais à la main un CD des meilleurs tubes de Claude Barzotti, et il était impensable que cette fille me voie avec un CD des meilleurs tubes de Claude Barzotti à la main [...]. Dans un réflexe de panique, je l’avais glissé dans mon sac et avais attrapé au hasard un livre à feuilleter pour me donner une certaine contenance. C’était un recueil de poésies format poche, L’accent grave et l’accent aigu de Jean Tardieu, je l’avais ouvert au hasard aussi, lisant et relisant les trois mêmes vers, Pleuvoir n’est pas mentir / Sauver n’est pas dissoudre / Gravir n’est pas renaître, et je ne comprenais rien à ces vers, mais on ne demande pas à la poésie d’être comprise mais d’être ressentie, et d’imprimer à celui qui la lit un air pénétré, lointain, absent au monde des vivants. J’avais levé les yeux, encore tout empli de l’insondable profondeur des vers de Jean Tardieu, alors qu’elle était à peine à un mètre de moi, timing parfait, et nos regards s’étaient croisés, et le sien s’était teinté, me semblait-il, d’une surprise amusée. Ça alors… Elle s’était approchée maladroitement, nous nous étions salués comme deux ados timides [...]
(pp. 101-102)

Qu’est-ce que j’ai fait pour susciter un besoin de pause aussi pressant et abrupt ? Depuis trente-huit jours tourne en boucle une somme d’hypothèses et je me repasse le film de nos derniers mois, à quel moment a-t-elle basculé en mode pause ? Qu’ai-je fait de particulièrement pausifère ? Peut-être tout simplement m’être laissé aller à être moi, peut-être ne faut-il jamais être soi dans l’intimité si l’on veut qu’une relation dure comme au premier jour, persévérer à exhiber l’appartement témoin contre vents et marées, se contenter de montrer la vitrine. Le jour où l’on ouvre la porte de l’arrière-boutique, on crée un appel d’air et tout s’envole comme un tas de feuilles posées sur un bureau.
(p. 20)

Et puis un jour ce fut Adrien. Sans Mon, sans cœur, sans rien, sec, à l’os, presque une immatriculation, et la sonorité d’Adrien venait renforcer ce rien, Ad Rien, vers rien. Et on comprend à ce moment-là qu’on est au dernier chapitre, et ça sent le radeau à plein nez. La descente du Mon cœur d’amour à Adrien est une piste noire verglacée qu’on descend sur les fesses, sans pouvoir rien faire d’autre qu’attendre d’être en bas, passif et résigné.
(p. 92)

Un jour tu te réveilles, Sonia, et tu ne supportes plus ça, le bruit que fait l’autre en buvant son café, tu ne supportes plus son éternel t-shirt, toujours le même, celui qui t’émouvait tant, le matin tu ouvres la fenêtre de la chambre parce que l’odeur de l’autre t’indispose, tu dis J’ouvre il fait un peu chaud, alors qu’on est en novembre et qu’il fait moins trois dehors, un jour un message de ton amie Laure à propos d’une vidéo de chat qui rate un canapé t’intéresse plus que l’homme que tu as en face de toi. La pause était déjà écrite dans tous ces petits signes que je n’ai pas su voir.
(pp. 46-47)

À quel moment en vient-on à prendre cette décision, Bon, Solène ne veut pas que je la sodomise, il ne me reste plus qu’à aller glisser un petit papier dans l’arbre à vœux ? Le type aurait mille vœux à formuler, que le conflit israélo-palestinien prenne fin, sauver la planète de l’inexorable, endiguer la disparition dramatique des espèces (Sais-tu, arbre à vœux, qu’un éléphant disparaît toutes les vingt minutes, victime de la valeur de son ivoire ?). À quel moment la priorité d’une vie devient-elle Je voudrai que Solène se laisse enculé ?
(pp. 137-138)   

L’esprit de famille

Dans les repas de famille, par ma faute, nous avons toujours été un nombre impair à table. Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu’une moitié d’entité. Quand j’arrive, on jette un coup d’œil furtif par-dessus mon épaule pour vérifier qu’il n’en manque pas un morceau. Voilà : j’ai toujours été un impair. À cause de moi, on a du mal à couper le gâteau en succession de diamètres, il faut se creuser la tête, élaborer de savants calculs collectifs, mais après maintes interventions où chacun donne sa solution mathématique du partage, on en revient toujours aux diamètres, et reste toujours cette part dans l’assiette que personne ne veut, non pas par une sorte de code de politesse, mais parce qu’elle transpire une solitude dont on craint qu’elle ne soit contagieuse.
(pp. 61-62)

Et il m’a toujours semblé, paradoxalement, qu’un repas de famille sans silences était le signe d’une famille malade. À mes yeux, l’archétype d’une famille saine, unie et équilibrée est précisément un repas plein de silences, d’échanges de regards tendres, de sourires, d’instants suspendus, on se regarde la bouche pleine, on est ensemble, on est là, on est bien, et ça suffit, pas besoin de se remémorer cette fameuse daube de taureau qu’on avait mangée à Arles en 2013, Tu te souviens ma chérie ? Cherchons ensemble la date exacte de cet événement afin de gagner la partie sur un silence qui nous mettrait tous très mal à l’aise, veux-tu ?
(p. 173)

Le soir même de mes trente ans, j’étais sur le canapé avec mes parents et nous avions regardé Le gendarme de Saint-Tropez, et c’est probablement la définition la plus précise que l’on puisse donner de la dépression. C’était l’été, c’était un samedi soir, le monde s’activait, grouillait, ailleurs il y avait des festivals, des concerts, des familles en short sur la plage, des rires, des cocktails aux noms brésiliens, de la moiteur au clair de lune, des tubes de l’été qui font se frotter les ventres les uns contre les autres, moi je regardais Louis de Funès courir derrière des filles nues, et mes parents riaient comme si ce n’était pas la trente-sixième fois qu’ils voyaient cette scène. Si à dix-sept ans on m’avait dit : Le soir de tes trente ans, tu regarderas Le gendarme de Saint-Tropez seul avec tes parents, je ne sais pas si j’aurais eu envie de continuer la route [...]
(pp. 26-27)

Jeux interdits

Au collège, je faisais partie de ceux dont personne ne veut dans son équipe, celui qui voit un à un ses camarades appelés se lever pour rejoindre un groupe, et qui finit par rester seul sur le bitume comme un déchet mal balayé. Oh non, c’est vous qui le prenez aujourd’hui, nous on l’a déjà eu hier ! — Ouais mais nous on l’a eu deux fois de suite la fois d’avant ! On parlait de moi comme d’une MST, un truc qui s’attrape par mégarde et dont il faut à tout prix se débarrasser, et j’assistais en direct à mon portrait brossé par mes camarades, la moindre de mes tares détaillée par le menu, et ils alignaient les arguments comme si je n’étais pas là à les écouter. Non mais attends c’est une vraie tortue avec son gros cul, le temps qu’il traverse le terrain et c’est la mi-temps, ou bien Oh non, pas nous, c’est bon, il sait pas taper dans un ballon, il file toujours le ballon aux adversaires. Très vite, des transactions se mettaient en place. Ok, on le prend mais on part avec un but d’avance. Ou : D’accord, on se le tape, mais vous prenez le camp contre le vent. Et je devenais le fruit d’interminables discussions de marchands de tapis. En un sens, être le centre d’autant d’attention était flatteur. Parfois, j’étais même littéralement monnayé, On vous file un franc chacun si vous le prenez. — Nous on vous file un franc cinquante. J’étais le seul produit dont les négociations s’effectuaient à l’envers, le but étant de payer le plus cher possible afin de ne pas m’obtenir. J’étais un précurseur des transferts sportifs, mais inversés, sorte de mercato négatif, produit d’une nouvelle économie de marché, une économie alternative fondée sur des transactions de produits périmés, inutiles.
(pp. 120-121)

Ce que j’en pense ? Ludo me demande ce que j’en pense. Comme pour me faire participer, comme on passe le ballon au petit gros parce que le prof de sport nous y oblige, parce que l’important c’est le collectif, on est là pour apprendre le collectif les gars, ici on oublie l’individuel, l’important n’est pas de gagner, non, l’important c’est que chacun trouve sa place et se sente utile comme le colibri fait des allers-retours pour éteindre l’incendie.
(p. 38)

Toute mon adolescence, l’estomac tordu par l’angoisse, je vis ainsi défiler dans la cuisine de mes parents des visiteurs qui ne manquaient jamais de jeter un œil au porte-serviettes avec un certain désarroi, bien que, par ce que je suppose être une sorte de savoir-vivre, personne ne fît jamais la moindre allusion. Qu’est-ce qu’il peut bien passer par la tête des invités qui découvrent une bite en contreplaqué sur le mur de la cuisine d’un couple de tranquilles septuagénaires ? Quelle explication tangible peut-il y avoir à ce parti pris décoratif ? Chaque fois que je reviens voir mes parents, je tente un furtif et détaché Depuis le temps, tu pourrais enlever cette vieillerie non ? Et ma mère de répondre invariablement Non non, tu l’avais fait avec amour, il restera là jusqu’à ma mort. Je n’ai jamais su si ma mère était la seule à ne pas voir que le porte-serviettes représentait une bite ou si elle avait peur de me blesser en le retirant, et avait décidé contre vents et marées d’être du côté de sa progéniture, telle la mère dont le fils psychopathe a assassiné plusieurs personnes à l’arme de poing et qui s’obstine à défendre la thèse de l’accident. N’importe qui à ma place aurait clos le dossier en une simple phrase, Enfin maman, tu vois bien que ce truc ressemble à une bite, enlève ça voyons. Mais je n’ai jamais entretenu avec mes parents autre chose que des rapports naviguant mollement entre non-dit, consensus respectueux et acceptation polie, un non-rapport, cette volonté de ne jamais faire de vagues pour ne pas avoir à les surmonter. Schéma que par la suite je ne cesserais de reproduire avec les filles que je croiserais tout au long de mon existence. Et m’apparaît alors ce bilan assez terrifiant que ma vie affective n’aura été au fond qu’une acceptation résignée de bites en contreplaqué sur un mur de cuisine.
(pp. 9-10)

Mariages !

Comment se fait-il que les cérémonies de mariage soient des moments d’une infinie mélancolie alors qu’en toute logique ce devrait être l’inverse ? Pourquoi font-elles remonter à la surface tous les échecs, les manques, les regrets, les remords qui ont jalonné nos vies ? Tout à l’heure, Ludo et Sophie vont s’élancer sur la piste sur I will always love you de Whitney Houston et vous allez les regarder avec un sourire attendri. Mais, peu à peu, ce sourire va se figer, votre regard va se voiler et partir loin, très loin, et durant les quatre minutes trente-cinq que dure la chanson, vous allez feuilleter l’album de votre vie et, comme l’oncle à la chemise ouverte, vous vous direz que le temps a passé à une vitesse folle et que finalement vous n’en avez pas fait grand-chose, et vous vous demanderez où sont passées toutes ces ambitions que vous nourrissiez à une époque pas si lointaine, et vous regarderez votre conjoint, car oui mesdames, c’est surtout vous qui éprouverez cette sensation, vous regarderez votre conjoint et vous ne pourrez vous empêcher de penser qu’il n’y est pas pour rien, que les choses auraient pu être différentes, et vous lui en voudrez un peu, et en même temps vous éprouverez pour lui une infinie tendresse, en le voyant là, son sourire suspendu et son regard éteint par le vin, posé sur les danseurs, et vous vous adresserez mentalement à lui, vous lui direz Pierre, tu n’es pas une mauvaise personne… Après tout, il faut se contenter de peu, on n’est pas malheureux… Hein mon Pierrot qu’on n’est pas malheureux ? Et quand la chanson se terminera, Ludo embrassera Sophie au milieu de la piste, et vous sortirez brutalement de votre léthargie, retrouverez votre sourire et applaudirez, et vous serez dans un état très étrange et je peux vous assurer que la soirée va vous sembler longue.
(pp. 107-108)

Longtemps cette anecdote sera votre fait d’armes, votre petite gloire à vous. Certains auront visité les temples d’Angkor, d’autres auront essayé le jet-ski, d’autres encore auront fait des balades à dos d’éléphant à Chiang Mai, vous, vous aurez passé une soirée avec Robert Léonard, et vous ajouterez Et en fait il est hyper sympa, c’est quelqu’un de très simple, très abordable, on a même pris une photo c’est quelqu’un de très simple, très abordable, on a même pris une photo avec lui, attends, où est-ce que je l’ai mise ?
(p. 48)

Le sens de la vie

Ma mère annonce que son frère est atteint d’un cancer du poumon, comme ça, entre deux bouchées de gratin, comme pour minimiser l’effet de sa phrase, ne pas nous bousculer. Elle ne dit pas cancer du poumon, elle dit Il est très malade, le poumon, elle ne prononce pas le mot.
[...]
Mais très vite ma sœur nous sort de cette conversation d’un salvateur Ah là là c’est la vie, qui reveut du gratin ?
(pp. 41 / 43-44)

Ludo écrit des articles dans une revue scientifique pour ados, c’est quelqu’un de brillant. Mais quel besoin a-t-il de parler de tout ça à table chaque fois que nous nous retrouvons ? Un peu comme si un maçon, en plein milieu d’un repas de famille, se levait soudain, sans un mot, et se mettait à préparer du mortier avant de monter un mur en parpaings sur la terrasse. Ou bien un coiffeur qui, de temps à autre pendant le repas, ferait le tour de la table pour couper les cheveux des invités pendant qu’ils mangent, comme ça, sans même demander leur avis. Pour autant, je ne décèle chez Ludo aucune arrogance, aucune volonté d’épater la galerie, je mets ça sur le compte d’une forme de volonté de pédagogie permanente, un élan au fond plutôt bienveillant, et en un sens je le trouve touchant.
(pp. 119-120)

J’avais fixé l’écran quelques secondes, espérant qu’il s’agissait d’un passage de film ou de série télé, la caméra allait probablement revenir d’un instant à l’autre sur le visage en gros plan de Cynthia ou Brandon, déformé par l’inquiétude, cette histoire de dépôt de bilan les perturbait beaucoup, mais non, l’écran affichait bel et bien ce qui semblait se substituer à un feu de cheminée. Mon premier réflexe avait été de faire une blague pour désamorcer la situation et évacuer définitivement le sujet (Vous voulez que j’ajoute une bûche ? Oui alors bien sûr, ce n’était pas de l’humour de haute voltige, mais pour désamorcer une situation gênante, il faut du trivial, du basique, il faut ratisser large, que personne ne se sente exclu, chacun doit être en mesure d’évacuer individuellement la tension latente), mais mon instinct m’avait dicté que faire une blague sur le faux feu de cheminée ne serait pas particulièrement bienvenu. Nous baignions bel et bien dans un premier degré jusqu’au cou et peut-être, à l’instar de l’eau de mer qui est fraîche qu’on y entre mais bonne une fois qu’on y est, finirais-je par m’y habituer et trouver le premier degré à température, sinon idéale, du moins tout à fait acceptable – aidé pour ce faire par un feu de cheminée crépitant.
(pp. 128-129)

Qui a eu cette idée un jour ? Quel cerveau malade s’est dit un matin en se levant Tiens et si on mettait un truc blanc à l’intérieur d’un chocolat dans une boîte, un truc blanc qui n’a rien à voir avec le chocolat, qui ne s’accorde absolument pas avec lui, que personne n’aime et qui suscitera chez celui qui tombera dessus une immense déception et une subite lassitude existentielle ? Ce truc blanc qui n’existe pas dans la vraie vie, qui n’existe pas en dehors du chocolat au truc blanc, que rien ne prédestinait à traverser impunément autant de Noëls. Quelle est au juste cette étrange matière ? [...] je ne me suis jamais senti aussi seul, avec mon truc blanc extraterrestre dans la bouche qui n’a pas bougé d’un millimètre, calé en jachère dans le coin gauche de ma langue. Quand une autre personne à table tombe sur le second chocolat avec le truc blanc à l’intérieur, on peut échanger un regard, complices dans la déception, unis par le lien de l’acharnement divin, et une sorte de solidarité s’instaure, on traversera cette épreuve ensemble, à deux on sera forts, on mâchera les yeux dans les yeux, nos regards tendus l’un vers l’autre, mus par cette fraternité de cordée au moment de gravir la falaise, et si l’un des deux flanche, les deux se retrouvent en bas, écrabouillés sur les rochers. Mais non, je suis seul avec mon truc blanc, les autres mâchent du chocolat noir, du chocolat au lait, une noisette, une amande, et je n’ai personne avec qui partager mon désarroi.
(pp. 188-189)

Fabrice Caro - Le discours (Gallimard, 2018)

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