Quand on ne peut pas parler, on construit des forteresses


Ma mère est arrivée en France à l’âge où elle « tait encore une petite fille. Elle a galéré pour s’intégrer et n’a pas envie d’évoquer son enfance à Madrid sous le franquisme. Un jour, elle m’a raconté un souvenir d’école là-bas. Punie, elle devait tenir, pendant des heures, les bras en croix chargés de livres. Il fallait faire le Christ. Le maître rajoutait des livres quand elle faiblissait. Quand j’étais petit, je pensais que Franco était l’équivalent d’Hitler, mais avec le Christ et la paëlla en plus. Ma mère a gradé ensuite ce goût pour la paëlla. Et aussi pour le Christ. Mais c’est une autre histoire. (p. 23)

Ma mère a toujours rêvé la France, le pays des idéaux, des droits de l'homme, de Jean-Jacques Rousseau, de Napoléon Bonaparte et de Nicolas Hulot. Ma mère vient d'une famille d'ouvriers, il fallait absolument être bon à l'école, et elle m'a transmis ça. C'était le seul moyen de s'en sortir. Je suis fier de ça, de cet héritage qu'elle m'a légué, et même si l'école n'est plus tout à fait l'ascenseur social qu'elle était pour ma mère, j'ai tout fait pour suivre les études les plus longues possibles. J'ai eu un parcours d'élève modèle. Baccalauréat à 17 ans, classe préparatoire littéraire à 18 ans, entrée à l'École normale supérieure à 20 ans. Agrégé à 23 ans. Enseignant à la Sorbonne à 24 ans. Julien Lepers à 25 ans. Dépucelage à 26 ans. Dépression à 27 ans. Mais c'est une autre histoire. (p. 23)

Jamais ma mère ne m’a parlé en espagnol. Elle a renoncé à ses origines et pour mon grand frère et moi, ça a toujours été comme un trou de douleur caché à l’intérieur de nous. (p. 45)

L’oubli est un long chemin qui même au bonheur. (p. 89)


J’imagine que c’est le rêve des poètes ou des écrivains, d’inventer une langue rien qu’à eux ; ma grand-mère l’a fait sans rien demander à personne. (p. 142)

J’aurais simplement voulu lui dire quelques mots. Mais il n’y avait que le silence quand j’ouvrais la bouche. J’aurais voulu lui dire qu’il y a des choses que je ne comprenais pas, que je ne savais pas moi-même.
J’aurais voulu lui dire que je ne savais ce que j’étais, que je ne savais qui j’étais, j’aurais voulu lui avouer des choses dont je n’avais jamais parlé. J’aurais voulu lui dire que j’avais coupé les ponts avec ma famille, que j’avais besoin d’aide, que j’aurais aimé lui parler, juste lui parler. J’aurais voulu lui dire que je me sentais seul et que je me sentais abandonné. J’aurais voulu lui dire que j’avais grandi dans un monde qui était pour mol ultraviolent. J’aurais voulu lui dire qu’autour de moi, je trouvais le monde si fou, si fou.
J’aurais voulu lui dire que je ne m’accordais pas le droit d’être moi-même, qu’on ne m’avais jamais accordé le droit d’être moi-même, et que j’avais l’impression d’être mon propre tyran en permanence, mon propre monstre. J’ai un monstre en moi. (p. 109)

Quand on ne peut pas parler, on construit des forteresses. Ma forteresse à moi est faite de solitude et de colère. Ma forteresse à moi est faite de poésie et de silence. Ma forteresse à moi est faite d’un long hurlement. Ma forteresse à moi est imprenable. Et j’en suis le prisonnier. (p. 152)

[…] j’aime la soupe, le houmous et la glace : je serai heureux quand je serai vieux. (p. 25)

[…] rien à faire, je ne comprenais pas la différence entre émigré et immigré, c’était les mêmes personnes. J’avais une imagination bornée ou très romantique, comme on veut, et pour moi il y avait surtout des exilés, quel que soit le pays où on se place. Des gens loin de leur pays, quoi. (p. 45)

Dès la naissance, on ne le sait pas encore, mais il n’y a plus qu’à attendre la mort en essayant d’être tendre avec soi, le plus tendre possible, aimant avec les autres, le plus aimant possible, et révolté contre tout le reste. Il suffit de le comprendre pour que la vie devienne une fête. (p. 167)

 Olivier Liron - Einstein, le sexe et moi (Alma, 2018)

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