Ces vieux cons en valent pas la peine. Traverse-les, vois au-delà d’eux



Terje s’est perdu quand ma sœur est partie, Gus, pas pendu comme l’aurait voulu la tradition… Il s’est perdu dans la rouille des épaves de leur foutue casse, et a élevé son fils comme ça, comme un égaré au milieu de leurs montagnes de carcasses en attente d’être broyées.
– Putain… Tu sais que t’es un vrai poète, toi.
– Ta gueule.
– Non, j’t’assure, c’était beau…

– Qu’est-ce qu’il a ? fit Nói sans reconnaître sa voix, altérée par la mue, les spasmes et les pleurs. Il est empoisonné ?
– Il est foutu, dit Zelj.
Bruits de pas. Terje arrivait, suivi de Lars, le larbin du vieux, qui dérapa dans une flaque de merde liquéfiée. L’animal se vidait de toutes parts.
– Faut l’emmener chez le véto, ’pa, faut l’emmener ! implorait le garçon.
– Écarte le môme, Terje, et toi va m’chercher le fusil dans la voiture, ordonna le vieil homme.
Lars s’exécuta tandis que Nói, hystérique, battait l’air vif de ses jambes, ceinturé par son père.
– Lupus ! Lupus, viens mon chien, viens ! Allez ! cria le garçon à l’animal rampant qui tremblait de tous ses membres, langue sortie. Lâche-moi, ’pa, lâche-moi ! Il a pas le droit de faire ça ! Il a pas le droit !
– C’est son chien, Nói…
– Tu parles ! C’est des conneries tout ça, dit le garçon en se balançant de tous côtés pour se dégager.
Son poing droit cogna la tempe de son père qui ignora le coup.
– Le laisse pas faire, s’il te… Toi, barre-toi, barre-toi, connard ! gueula-t-il au larbin qui revenait avec un fusil de chasse noir.
Noir comme le chien fou. Lars tendit le Baikal au grand-père du garçon.
– Salaud ! Enculé ! cracha Nói.
Terje riva son fils sur son épaule et remonta la cour tant bien que mal vers la maison, quand la tempête de 45 kilos sur son dos cessa subitement. Le garçon regardait Zelj plaquer le crâne du chien sur le sol avec le canon. D’un coup de reins, Nói se libéra, tombant tête la première du haut du 1,95 mètre de son père. Privé de souffle, la joue piquée de graviers, il sentit Terje lui agripper la cheville quand le coup de feu claqua.

Nói regarde dans le miroir et ne peut s’empêcher de sourire à l’espèce d’anti-punk qui s’y reflète. Un sillon de peau nue coupe son crâne hirsute en deux. Il remet la tondeuse de son père en route et la pousse vers l’arrière. Le sabot n° 4 termine son premier passage quand le moteur ralentit telle une voiture qui s’ensable. Ah, c’est pas vrai…, pense-t-il tout haut. L’engin finit par s’enliser complètement et se bloque, presque à la nuque.
Le garçon fait pivoter la glace de l’armoire à pharmacie, y cherche le câble d’alimentation que Terje lui avait conseillé d’utiliser, la batterie de l’appareil ne tenant plus la charge. Par réflexe il ne l’avait pas fait. D’autres diraient par défi, mais, depuis quelque temps, c’était vraiment devenu un réflexe pour Nói que de toujours tester une voie alternative à celle voulue par son père. Le cordon de la tondeuse est retrouvé au milieu des moutons derrière la machine à laver, non loin d’une prise. Il le branche, et essaie de relier l’autre extrémité du fil à l’engin qui lui mord le cou. Contact. Le moteur redémarre et s’emballe comme un pur-sang vers le sommet de sa tête.
Des milliers d’aiguilles blondes jonchent le lino de la salle de bains. Nói est passé de chanteur ringard à militaire. Au moins il sait de quoi il aura l’air s’il suit la voie de son oncle et s’engage un jour.

Quoi qu’il se passe ou qu’ils te fassent, focalise-toi sur la sortie, comme on dit… Ces vieux cons en valent pas la peine. Traverse-les, vois au-delà d’eux, dis-toi que plus vite t’y seras, plus vite tout ça sera derrière toi. Le reste, c’est que du folklore. Bordel, c’est facile à dire toutes ces conneries…
 

Ylermi remplit la tasse de gnôle, mélange avec sa lame, renifle, se relève péniblement, et tend la tasse au vieux tout en essuyant son nez sur sa manche. Nói, tremblant, à genoux sur le tronc collant, tête baissée, regarde l’écorce rongée par un insecte parasitaire. L’arbre pèle, lisse en dessous, nu sous sa croûte, comme lui. Terje tire son front vers l’arrière, et Zelj verse la mixture entre ses lèvres.
– Bois, c’est la curée froide, c’est ton…
Le garçon avale de travers et s’étouffe et recrache.
– Tiens-le droit !
Nói tousse, se débat et s’affaisse.
– Allez, c’est fini, tiens-toi, lui demande son père.
Zelj le redresse d’une main, d’un coup, durement.
– Tu bois tout, c’est ton adieu au gulo, au gosse que t’étais ! Tu lui dois plus rien maintenant, ni à lui, ni à nous, ni à personne d’autre !
Terje lui maintient la bouche entrouverte, doigts entre les dents. Le vieux colle la porcelaine aux lèvres et Nói grimace en ingurgitant l’eau-de-vie sableuse qui le brûle et lui râpe la gorge. Zelj demande au Suédois de s’assurer des allers-retours de sa pomme d’Adam. La tasse est un entonnoir pour le garçon, et la gnôle acide arrache tout sur son passage, intarissable.

 – Quand j’étais gosse, le dimanche, y’avait la queue devant chez nous, tu sais. Mon père, il possédait pas juste du fluide, il avait le don. Il pouvait passer dix heures d’affilée assis à soigner, à apaiser n’importe qui de n’importe quoi. Y’en a qui disaient qu’il pouvait même repousser le crabe. Il lisait dans le marc aussi, mais il a pas vu arriver la maladie. Il a pas senti la rouille s’installer, et quand on a voulu l’aider, c’était plus lui, c’était fini.
Zelj se dirige vers son vieil établi, ouvre le large tiroir du milieu, en dégage une bouteille. Dans le dos du garçon, Terje essuie la crosse de bakélite du vieux flingue avec le velours gris, ainsi que le canon.
– Il était costaud, physiquement. Ça a mis du temps. À la fin, il récupérait sa merde et la planquait dans des sacs pour pas qu’on lui vole. La peau de ses bras pendait comme un cou d’iguane, ses omoplates lui perçaient la peau… On aurait dit des ailes qui lui poussaient dans le dos.
Zelj farfouille, retrouve un vieux couteau suisse et taille le plomb du goulot avec.
– Un chocolat… Un pauvre chocolat et il troquait sa face gercée pour un visage de môme. Y’a plus que ça qui lui faisait ouvrir la bouche. Il a fini comme ça, comme un nourrisson, en position fœtale à sucer ses ongles en corne de bélier, couvert d’escarres et de talc. Un nourrisson tout crayeux en putréfaction, qui pompait l’air, sanglé pour pas qu’il tombe. Elle est là, cette image, elle me tient en joue depuis, dit Zelj en pointant du doigt son crâne vitrifié.

Devant lui, Zelj, nu, masse et enduit son corps osseux de vieux guépard madré, cyanosé.
– Je finirai pas enkysté dans la rouille, ou comme un vieux du Citymarket à putréfier devant sa machine à sous. Je veux partir conscient, et pouvoir dire quand. Faut que ce soit sous tes yeux, Nói, tu dois savoir faire le moment venu. Vous le présentez en suicide, et puis crémation, dit-il en tapant ses cuisses comme un sumo, sa verge, un doigt biscornu montrant le sol. Les papiers pour l’incinération sont prêts.
Les poils blancs du vieux luisent sous l’onguent. Il s’échauffe, musculairement, mentalement. Terje ramasse ses chaussures, met les chaussettes dedans et les place contre une rangée d’extincteurs périmés.
– Faut que tu sois la vigie de ton père, d’accord, si ça vient à se déclarer et qu’il en réfute le fait. C’est pas un parricide, c’est un bras d’honneur à la dégradation, à la dégénérescence, c’est garder la main sur cette vieille pute blanche…
Zelj se redresse, se gonfle comme une voile et prend le visage de son fils entre ses mains.
– Je rêve même plus, tu vois, même dormir ne me sert plus à rien.

Le garçon remit sa casquette à l’endroit, ajusta ses lunettes de piscine craquelées. Il était prêt, bien dans son rôle de trucker-zombie-créature du lac vert. Il relâcha quelques bulles d’air de ses poumons tel un sous-marin vidangeant ses ballasts pour maintenir son assiette. Il les regarda grimper vers la lumière diffuse en priant qu’elle arrive… Puis il entendit Lupus aboyer, le bruit de ses griffes sur le plancher. Son chien trépignait, elle allait sauter. Son mat, roulement de tambour, ses pieds qui courent sur le ponton…
Mute perça le miroir d’émeraude sale. Déflagration de bulles blanches, minuscules sphères d’albâtre qui enveloppaient par millions le corps de la jeune fille. Cocon gazeux. L’opacité de l’eau atténuait tout juste la pâleur de sa peau, ses cheveux blond cendré rayonnaient parmi les particules de bourbe soulevées. Mute filtra à travers la membrane de billes d’air. En la regardant, Nói songea à une image dévote déchirée qu’il avait trouvée un jour dans la Chapelle.
Mute nageait vers lui.

Rox qui s’éjecte un bout d’ongle, le catapultant d’entre ses dents vers la muette. Rate sa cible.
– Avant tu faisais chétive, mais là ça commence à venir, hein, les p’tits boobs et tout… Vache, y va être fou le Nói avec ces tits qui pointent, là !
Tout en parlant, elle joue avec sa barrette noire, ouvrant et refermant la mâchoire de plastique. Dans sa main, l’accessoire tient plus du piège à loup que de la pince à cheveux. Minttu comprend que la fille Tarert l’agite sciemment, à son intention.
– Et sinon, t’as perdu ton voile ? Y’a des hommes dignes de ce nom dans ton bled ? Tu peux le dire maintenant, si t’es revenue, c’est que t’as plus peur… Alors, t’habites où ?
– Jälakoski.
– Ah, carrément, la grande ville quoi ! Eh ben ma p’tite pute, elle a dû sauter y’a un bout de temps ta cloison avec les gars qu’il y a là-bas !
Le râtelier laqué noir en reste béat.
– Moi j’l’ai toujours ma membrane, j’ai pas ta chance… Par contre, j’ai fait mon Kännöst, j’me suis pas chiée dessus, moi… Putain, j’avais pas fait trois gouttes que ma mère mettait déjà en route la tondeuse ! Mais, en vrai, ça m’a rien fait, même que ça me branchait d’me voir la boule à zéro, dit-elle derrière ses verres-yeux de mouche exorbitants.

Les caissières, elles se rendent même pas compte que quand elles bipent un article, c’est le son d’un encéphalogramme qu’on entend. C’est voulu, c’est le même son. C’est pour les habituer, elles et nous, à gentiment crever à petit feu, doucement mais sûrement, en faisant la queue


Éric Richer - La Rouille (L’Ogre, 2018)

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