La Belle et la Bête

Le genre

Ainsi m’a-t-il dégotté la photo de Farrah Fawcett que je réclamais à Arcady. Visiblement arrachée d’un livre, elle est venue flanquer celle de Sylvester Stallone sur le mur chaulé que mes prédécesseurs avaient dévolu aux rameaux d’olivier, aux crucifix, et aux vues de Lourdes, de Fatima ou de Castel Gandolfo. Mon regard passe ainsi du magnétisme animal de l’un à la beauté canonique de l’autre, avec la mélancolie désabusée du chaînon manquant. Si on peut à la rigueur me trouver une ressemblance avec Stallone, j’ai malheureusement peu à voir avec Farrah Fawcett. Sauf qu’en fait je ne suis pas passée loin. Il suffit de regarder ma mère pour se convaincre que je n’ai pas eu de chance au tirage. Au grattage non plus d’ailleurs : à défaut des traits délicats de Bichette, j’aurais pu au moins écoper de ses yeux clairs, de sa peau parfaite, de ses seins bien galbés ou de ses chevilles déliées, racler des rogatons de sa splendeur, eh bien non, rien. Rien de mon père non plus, d’ailleurs : ni ses boucles fauves, ni ses longs cils, ni sa bouche bien ourlée. Il faut croire que je suis allée puiser ailleurs dans mon lignage, dans un capital de gènes restés en sommeil depuis des millénaires, depuis une ère préhistorique où les femmes n’avaient pas besoin de se distinguer tant que ça des hommes de la tribu – mais non, je rêve, même au pléistocène, on aurait attendu de moi que j’aie les organes génitaux de mon sexe.

Faites le test, commencez à sonder les gens autour de vous, et vous verrez qu’ils ne savent absolument pas en quoi réside leur féminité ou leur masculinité. Finalement, personne n’y comprend rien, à part les dingues de la manif pour tous.

[...] observez la façon dont garçons et filles font leurs entrées et leurs sorties : les uns sautent sur leurs pieds, tapent dans leurs mains et envoient leur chaise claquer contre la table, tandis que les unes en effleurent l’osier presque tendrement et comme à regret. Dommage que je ne sois pas en mesure de procréer, parce que j’ai des idées en matière d’éducation : mère de garçons, je leur aurais appris à caresser le velours et leur aurais fait passer l’idée de shooter dans les galets – sans parler de cracher par terre. Et mes filles auraient grandi comme moi, dans les arbres et avec les poules : pas question d’aller apprendre les rudiments du contouring sur YouTube.


La vieillesse

[...] l’un des bienfaits du naturisme est de dissiper toute illusion sur les ravages du temps.

[...] ma grand-mère [...] persiste à exhiber une anatomie osseuse et boucanée, dont il faut bien reconnaître qu’elle n’a rien d’obscène pour la simple raison qu’elle n’a plus rien d’humain. Il faut beaucoup d’imagination pour se figurer que ce pubis déplumé, ces téguments ocre, ces affaissements livides, ce réseau veineux devenu serpentiforme jusque dans son aspect écailleux, ont appartenu non seulement à une femme mais à une des plus belles de sa génération. Et sa poitrine… Ayant toujours clamé que le soutien-gorge était la mort des seins, elle ne semble pas réaliser que les siens coulent désormais parallèlement à son thorax, mamelons en bout de course à trente centimètres de leur lieu de naissance et battant la breloque au moindre mouvement.

À quelques chaises de moi, je perçois un début d’agitation, des crissements de tissu et des ahanements : Dadah s’apprête à intervenir et ça lui prend toujours un certain temps, comme si son cerveau et son corps rabougris avaient besoin d’un tour de chauffe, d’un grand remue-ménage préalable à toute opération. Son râle furibond s’exhale, ses falbalas s’agitent, ses dents grincent, sa main tapote impatiemment l’accoudoir, ça y est, elle est prête :
– Arcady…
Virilisée par presque un siècle de tabagie, sa voix s’élève sous la voûte en croisée d’ogives, saisissant tout le monde – à l’exception d’Arcady, que rien n’impressionne. Il faut dire que Dadah, Dalila Dahman pour l’état civil, a toujours parlé pour être obéie et crainte – et si crainte et obéissance n’entraient pas dans ses intentions, elle les a obtenues quand même et sans rien exiger, comme à peu près tout ce qui lui est échu depuis sa naissance. Née richissime dans une famille de marchands d’art, Dadah n’a rien trouvé de mieux que de s’enrichir encore, au-delà du raisonnable – et même de l’imaginable, car quelle intelligence humaine est capable de concevoir l’ampleur d’une fortune qui se chiffre en millions ? Il faut reconnaître à Dadah qu’elle a su dépenser son argent, et que contrairement à ce que prétend une sagesse populaire inepte, cet argent a beaucoup fait pour son bonheur. Si les maux du grand âge ne la clouaient pas à sa chaise roulante, elle continuerait d’ailleurs à être aussi heureuse et aussi indifférente aux malheurs des autres que possible. Aujourd’hui que l’arthrite et l’emphysème l’empêchent de sauter dans son jet privé, le monde s’est rétréci pour elle aux dimensions de Liberty House, dont elle est la principale bienfaitrice.

S’il faut mourir de quelque chose, je préfère encore une longue maladie à une balle de kalachnikov : avec une longue maladie, j’aurai le temps de voir venir, le temps de me faire à l’idée, le temps de choisir les amis dont je m’entourerai, et l’endroit précis où j’attendrai la mort – au cœur du cœur de mon royaume, je connais une combe, non même pas une combe, juste un petit affaissement de terrain, tapissé d’herbe tendre et ceint d’un boqueteau de noisetiers, qui fera parfaitement l’affaire.


L'amour

[...] quand tu aimes, il faut partir, mais quand tu n’aimes plus, il faut partir aussi pour préserver ce qui peut l’être, une tendresse résiduelle et une infinie pitié – soit le dernier stade avant trop de mépris et le début d’une rancœur définitive.

Dans un monde où les gens n’ont ni gouvernail ni grappin, n’importe qui peut s’improviser capitaine et traîner tous les cœurs derrière lui. Les individus comme Arcady rencontrent forcément des disciples qui se cherchent un maître.

[...] si on n’aimait que les gens qui le méritent, la vie serait une distribution de prix très ennuyeuse.

– Note que c’est bien trouvé ! Fallait y penser, quand même ! Aller mettre son, son machin, là, dans le machin d’une autre ! Ou d’un autre, note bien : c’est pareil entre les mecs, aussi dégoûtant ! Si on voulait vraiment une pénétration, il me semble qu’il y avait des solutions moins bizarres, je ne sais pas moi : la langue dans l’oreille, le doigt dans la bouche ! Pourquoi prendre nos organes excréteurs ? Surtout que Dieu avait l’éternité pour réfléchir, hein, ce n’est pas comme s’il avait dû improviser, bricoler un truc de dernière minute histoire que l’espèce humaine se reproduise !


La condition humaine

C’est tout l’intérêt d’élever des enfants en zone blanche : ils y prennent des habitudes d’un autre âge, celles de la lecture et de la contemplation en particulier. Je suis la première à m’en féliciter et à trouver que ça nous donne un avantage décisif sur nos contemporains [...]

[...] ce qui m’inquiète c’est que je ne sens pas plus de gentillesse chez les adultes que chez les enfants – et ne parlons pas des adolescents, chez qui la méchanceté est une seconde nature. En dehors de ma petite confrérie secrète, les gens n’ont pas envie d’être bons, pas plus qu’ils n’envisagent de se grandir, de s’élever, de s’éclairer. Leur ignorance crasse leur convient très bien. [...] Dans le monde extérieur, c’est tous contre tous et chacun pour soi – non, même pas : chacun procède d’abord à sa propre tuerie intime, parce qu’il faut être mort avant de partir en guerre.

Jusqu’ici je n’avais pas compris que l’amour et la tolérance ne s’adressaient qu’aux bipolaires et aux électrosensibles blancs : je pensais que nous avions le cœur assez grand pour aimer tout le monde. Mais non. Les migrants peuvent bien traverser le Sinaï et s’y faire torturer, être mis en esclavage, se noyer en Méditerranée, mourir de froid dans un réacteur, se faire faucher par un train, happer par les flots tumultueux de la Roya : les sociétaires de Liberty House ne bougeront pas le petit doigt pour les secourir. Ils réservent leur sollicitude aux lapins, aux vaches, aux poulets, aux visons. Meat is murder, mais soixante-dix Syriens peuvent bien s’entasser dans un camion frigorifique et y trouver la mort, je ne sais pas quel crime et quelle carcasse les scandaliseront le plus. Ou plutôt, non, je le sais, je connais trop bien leur mécanique émotionnelle, leur attendrissement facile concernant nos amies les bêtes, et leur cruauté pragmatique quand il s’agit de nos frères migrants. Ils ne mangent plus de viande et ils ont peur de la jungle, mais ils tolèrent que sa loi s’exerce jusque dans leurs petits cœurs sensibles.

Il faut croire que jusqu’ici je n’ai rien compris à rien, rien saisi à l’ordre de la horde : une horde, ça finit toujours par resserrer les rangs autour de ses intérêts propres et par faire front contre un ennemi commun – un ennemi déjà terrassé, si possible

Le film s’achève par un gros plan sur moi, cheveux collés aux tempes par la transpiration, bonds arythmiques, petits cris de plaisir, grand sourire édenté. Quelle tristesse, cette joie. Quel gaspillage, ce désir fou d’en être et de bien faire, tout cet amour dardé en pure perte sur des adultes qui n’en voulaient pas. Et qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de mon souvenir, maintenant que le film de Salo est venu lui infliger un démenti flagrant, la preuve par l’image que j’avais tort d’être heureuse, ou plutôt que je ne l’étais que par un miracle d’inconscience et d’incompréhension qui est peut-être l’autre nom de l’enfance ? Quelle valeur accorder à ces images, et quel crédit à ma mémoire, qui les a conservées intactes dans leur gangue de fausse exactitude, intactes dans leur flamboiement, irradiantes jusqu’à aujourd’hui et responsables de ma mise à feu ?
[...] Tout le monde était beau, sentait bon, dansait bien – à part moi. Et si je n’avais pas vu ce film, j’aurais daté de ce jour-là le commencement de l’amour, le début du bonheur et de la liberté.

La nourriture, c’est comme les fleurs : un sujet de conversation idéal pour les gens qui n’ont rien dans la tête ou rien à se dire, ce qui va sans doute de pair. Et là aussi, je vous invite à en faire l’expérience et à lancer le thème, comme ça en passant. Vous serez étonnés de voir les visages s’éclairer, les langues se délier et de quasi-autistes prendre la parole pour divulguer leur recette de gâteau au chocolat ou faire état de leur préférence pour la viande ou le poisson [...]

Pour couronner le tout, notre basse-cour compte un couple de paons. Passe encore pour la paonne, qui ne fait pas sa maligne dans son plumage terne, mais le paon est insupportable avec ses cris affreux, ses effets de jabot, et le déploiement courroucé de son croupion d’apparat. Comme on pouvait s’y attendre, Victor a fait du paon son animal totem : il figure en filigrane sur ses cartes de visite et jusque sur sa chevalière, bijou qu’il arbore comme un héritage ancestral alors qu’il a fait fondre des boucles d’oreilles dépareillées et sa gourmette de naissance pour qu’on la lui fabrique. Mais n’est-ce pas le propre du paon que de se parer et de se pavaner, animal inutile par excellence, si l’on compte pour rien sa fonction ornementale ?


 Emmanuelle Bayamack-Tam - Arcadie (POL, 2018)

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