"L’autisme, ce n’est pas : soit neuneu, soit Einstein ; c’est un peu plus complexe que ça."

Un exemple (criant) de l'humour décapant de l'excellent Tempographe 

Mais lorsqu’une fois à table, elle commence à m’interroger à propos de César, la situation s’envenime. Je n’aime pas parler de lui car trop souvent cela revient à me plier à un petit jeu pervers qui consiste à faire la liste de ses difficultés et, par écho, celle de mes malheurs. Certaines personnes ne veulent pas entendre ce qui est positif dans notre histoire, ça ne leur provoque pas assez de sensations. Elles veulent frémir, elles veulent me plaindre, se trouver en position de force et se rassurer sur leur propre bonheur : « Quelle chance on a, nous, à côté », toucher du bois en espérant que jamais ça ne leur arrivera. Je me suis laissé prendre une fois et je m’en suis terriblement voulu. J’ai eu le sentiment de trahir mon fils en salissant la confiance qu’il avait en moi. Moi qui lui ai promis de ne voir que ses qualités et ses capacités à vaincre tous les obstacles. Comme si cette énergie ne dépendait que de notre force à y croire et à ce que les autres y croient aussi. L’entrée n’est pas plus tôt entamée qu’elle attaque donc :

— Ça ne va pas être trop dur pour le faire admettre à l’école ?
Notez que Léa n’a pas demandé : « Comment ça se présente l’école pour César ? » Non, elle a d’emblée évoqué les problèmes. Bon, elle n’a pas tort et c’est ça qui m’embête, autant que la certitude que de toute façon les convives réunis autour de cette table n’attendent que ça : l’étalage de mon malheur. Je le sens quand les gens sont sincères, quand je peux vraiment parler. Et là, ce n’est clairement pas le cas. Mais je joue un peu le jeu. Évidemment, il y a toujours quelqu’un pour croire que l’autisme, c’est Rain Man. Ça ne loupe pas, voilà que mon vis-à-vis me demande :
— Il doit être très intelligent, non ? J’ai lu un article très intéressant sur la neurodiversité.
Je me retiens de lui rire au nez. La neurodiversité, le dernier truc à la mode… À cause de ça, certains croient que tous les autistes sont des Steve Jobs en puissance et qu’ils n’ont pas besoin d’aide. Foutaises ! L’autisme, ce n’est pas : soit neuneu, soit Einstein ; c’est un peu plus complexe que ça. Léa en rajoute une couche :
— Tu vois, avec ma fille c’est pareil, elle est surdouée et ce n’est pas simple tous les jours. Des fois elle refuse d’aller à l’école et je la comprends, elle s’y ennuie tellement !
Nous y voilà. Là encore, il y en a forcément une qui le place chaque fois, qui ne trouve pas mieux que de se servir de César pour mettre en avant son propre enfant. Avez-vous fait le compte du nombre d’enfants surdoués autour de vous ? À écouter mes voisins par exemple, mon quartier concentre un nombre incroyable de génies au mètre carré. Si tout se passe bien, on devrait pouvoir sauver la planète rien qu’avec le pâté de maisons.
La vérité, c’est que cela ne me fait rien d’accorder aux autres ces petites victoires de salon. Pauvre Léa qui malgré tous ses efforts n’est pas parvenue à devenir ce qu’elle rêvait d’être et qui fait aujourd’hui peser tous ses espoirs sur sa petite fille modèle – oui, j’ai envie être méchante. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’en l’élevant comme elle le fait, la petite ira aussi loin que sa mère, c’est-à-dire pas très loin. Le même schéma se reproduira encore et encore, à moins d’un accident ; à moins, par exemple, d’un César dans sa vie. Alors je dis, tâchant de prendre l’air concerné :
— Oui, je comprends, c’est difficile.
Et puis je rentre en moi-même exactement comme César rentre dans sa bulle, déprimée à l’idée de faire tant d’efforts pour que mon fils s’intègre si c’est pour le confronter à un monde aussi étriqué. Je suis bien résolue à rester coite jusqu’à la fin du dîner mais Léa a décidé de poursuivre sur sa lancée :
— Heureusement tu as de la chance, César n’est pas très atteint.
Il y a un moment de silence. Les hyènes guettent, peut-être un peu déçues. Comment ça, « pas très atteint » ? Mais on nous a promis de la sensation forte, des anecdotes croustillantes, à faire pleurer dans les chaumières ! D’une voix blanche, je réponds que je ne sais pas ce que ça veut dire, « pas très atteint ». C’est comme « à problèmes » ? Un instant, j’hésite à sortir la carte d’handicapé de César, mais ce serait un poil grandiloquent, non ? Je ne raconterai pas non plus l’incertitude dans laquelle je vis en permanence : jusque-là, César fait des progrès, mais demain, tout peut s’arrêter, et même se dégrader. Léa, elle, n’a aucun scrupule à déballer ce qui tient de l’intime :
— Enfin, c’est vrai qu’il s’automutilait quand même.
Je la fixe sans rien dire. Pas question d’évoquer la violence de César auprès de ces inconnus. Les convives doivent sentir le malaise et un autre embraie sur son fils hyperactif – là encore, c’est à la mode. Quand j’étais petite, ma grand-mère nous appelait les lombrics, mon frère et moi, tellement on s’agitait. Elle nous donnait du vermifuge, persuadée que ça nous calmerait. Aujourd’hui, dès qu’un enfant pousse un cri plus haut que l’autre, on nous brandit la menace du TDAH (Trouble de l’attention/hyperactivité) et on prescrit de la Ritalin. Pas certain que ce soit plus pertinent que la recette de ma grand-mère. Bien sûr, c’est une réalité – mon César n’a pas l’apanage du handicap et je ne prétends pas être médecin –, mais parfois, le gamin est simplement épuisé du rythme que ses parents lui imposent : tout pour en faire un génie, un surdoué, la boucle est bouclée.
— Il paraît que ça se rapproche un peu de l’autisme, que c’en est même une forme, reprend le père du prétendu hyperactif.
Je le trouve sacrément gonflé ! « On ne joue pas avec ça », ai-je envie de lui rétorquer. Et puis… Et puis pourquoi pas jouer après tout ? Alors je balance :
— Tu n’as pas tort, peut-être que tu devrais l’emmener consulter ?
Il bafouille, je ne lui laisse pas le temps de répliquer :
— Est-ce que le petit a beaucoup regardé l’âne Trotro quand il était petit ? Parce qu’il paraît qu’il y a des images subliminales qui ont un impact sur les neurones. Des wagons entiers de dégénérés à cause de l’âne Trotro…
— Euh…
Il cherche de l’aide auprès de sa femme, qui vole à son secours :
— Non mais ça va, Wenceslas est simplement un peu nerveux.
Je sens la colère grandir en moi, je suis à fleur de peau ces derniers temps, je ne me reconnais pas. Je vais me la faire, elle aussi :
— Pendant ta grossesse, tu n’as pas trop abusé de crème anti-vergetures ? C’est pas bon pour le fœtus, tu sais.
Je ne leur laisse pas le temps de respirer et me tourne de nouveau vers le père :
— Et toi, est-ce que tu as mangé des Chocabons pendant ton adolescence ? Parce qu’il paraît que ça a un impact sur les spermatozoïdes et que l’autisme pourrait être lié à ça. Je serais toi, j’irais faire une biopsie testiculaire…
Le type manque de s’étrangler avec son vin. Moi, tout sourire :
— Je reprendrais bien un peu de rognons s’il te plaît Léa. (pp. 34-36*)
* sur ma liseuse
Samuel Le Bihan - Un bonheur que je ne souhaite à personne (Flammarion, 2018)

Commentaires

  1. Argh ça m'a l'air jouissif, dis donc! Je me renseigne petit à petit sur l'autisme, espérant ne pas avoir trop d'idées fausses...

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    1. Cet extrait est particulièrement réjouissant. Et il "fonctionne" toujours aussi bien si tu remplaces autiste par PD, par exemple (et autiste PD, je ne te raconte même pas !!) :)

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  2. Je ne connaissais ce roman que de titre, ignorant de quoi il parlait (c'est de l'autofiction, l'auteur a un enfant autiste ?). L'extrait que tu donnes est remarquable d'authenticité (avec, notamment, cette propension si commune chez tout un chacun de ramener à soi l'objet de la discussion, au lieu d'être réellement tourné vers et ouvert à l'autre, au lieu de l'écouter au sens plein du terme).

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    1. Ce repas est tellement représentatif à mes yeux de la superficialité générale des relations humaines.

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