Ce garçon habillé est déjà nu pour moi, vêtu de mon désir.

Caravage - La Décollation de saint Jean-Baptiste (Decollazione di san Giovanni Battista), vers 1608

La chemise est au sol. Andreas torse nu devant moi, avec comme un déséquilibre entre les deux épaules, quelque chose de noueux, au centre, qui renferme la force, un tableau peu aimable mais si précisément construit que je redouble d’envie et d’attention. Ce n’est pas un corps d’aujourd’hui mais un corps de peinture, c’est-à-dire un corps de toujours, venu des très vieux temps. L’époque où nous sommes ne consent à les voir que dans les musées, les détaille chez Caravage, les discute chez Greco, sans songer qu’ils venaient de la rue où ils se tiennent toujours, d’autant plus émouvants de revenir à nous dans de telles lumières… (p. 28*)

Je m’étonne parfois d’être le siège de telles interrogations, pour la plupart fruit de l’héritage et non de l’expérience propre, alors que tout autour de moi concourt au paisible endormissement des sens, y compris par l’espèce d’érotisation diffuse qui gagne un terrain chaque jour plus étendu. Il ferait mieux de s’envoyer en l’air tranquillement avec des grands gars tout simples, se disent ceux de mon entourage qui trouvent que je travaille du chapeau. En réalité, le grand gars tout simple est une projection, une idée de gens compliqués qui baisent sophistiqué. Andreas et moi sommes de grands gars tout simples qui avons mené notre affaire très simplement, et le détour que j’ai fait par le déplacement à l’étranger, le poids de l’histoire qui m’encombre, l’image d’un corps peint voici quatre cents ans constituent l’ordinaire de ces relations qui se passent de mots et doivent impérativement s’incarner dans le temps, généralement bref, qui leur est imparti, si elles veulent avoir une chance de laisser une trace qui puisse être de quelque utilité dans la suite de nos jours. Autrement dit, si j’ai choisi Andreas pour m’aider à comprendre quelque chose aux strates d’histoire qui s’accumulent en moi, à ce qui traverse le pinceau de Caravage, à ce qui se joue dans l’âme quand les corps se rejoignent, il vaut mieux que nous fassions ensemble un tout petit peu plus que de tirer un coup. Et mieux il m’aidera à mener cette réflexion, mieux je l’aiderai à avancer de son côté, quelle que soit la fin qu’il poursuive avec moi, dont évidemment j’ignore tout. (p. 35*)

Il déboula dans la cour torse nu, presque affolé, aveugle. Celui-là n’avait pas un torse de bourreau mais de saint Sébastien – celui du Greco pour tout dire, verticalement divisé par cette sorte de creux qui d’ordinaire ne se voit qu’au plexus et qui là, naissant à la pomme d’Adam, dégringolait jusqu’au nombril, faisant un homme divisé recueillant sur lui-même en une rigole nue un peu de la souffrance qui animait ses jours –, sur lequel se lisait, parfois se déchiffrait assez difficilement, un parcours de terreur qu’il retrouvait la nuit. Il s’assit sur le seuil et s’adossa aux pierres chaudes de la façade, passa un long moment dont je ne sus jamais s’il était de stupeur ou de méditation, ou d’absence à soi-même plus radicale encore que celle qu’on doit parfois à la folie, l’alcool, l’héroïne ou la gloire. Il me toucha durablement tant il était lisible, triste et beau et lointain, mais plus précis encore, plus tendre, plus orgueilleux que si j’avais passé la nuit à le baiser longtemps. (pp. 38-39*)

Si j’ai éprouvé le besoin de toucher un corps allemand et d’être touché par lui, c’est sans doute, en vertu de cet étrange pouvoir d’équivalence que l’évangile de Matthieu accorde au Christ (« chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait »), pour entrer en contact avec un de ces soldats qui aurait pu me tuer et que j’aurais pu tuer alors que lui et moi sommes de la même eau. Et nous nous serions tués au lieu de nous étreindre comme Andreas et moi (et d’évidence cette étreinte n’aura rien racheté). Pétrifiés, les soldats morts le sont toujours, mais je sais où ils sont – sur le bord du chemin, aux premiers pas de la descente – et par conséquent où je suis, moi – quelques pas plus avant, toujours dans la descente. (p. 45*)

L’image me hante : qu’aurions-nous fait, Andreas et moi, si nous nous étions croisés dans une rue de Paris, lui en uniforme de la Wehrmacht, moi porteur d’une exaspération ordinaire vis-à-vis de l’occupant, et tous deux, en quelques secondes, emplis d’un violent désir pour le corps de l’autre où quelque chose flotte qu’on ne saurait nommer mais qui dévisse la tête ? C’est la fuite ou le risque, entre les deux le vide. Pour ce qui est du risque, il nous aurait fallu alors un courage insensé dont je suis incapable de dire si je l’aurais eu, ou pas. Comme je suis incapable de dire si j’aurais pu, ou pas, résister – car nul n’aurait vu le fait de coucher avec le soldat Andreas comme un acte de résistance, et pourtant… (pp. 46-47*)


Ce que nous touchons dans l’amour en pénétrant le corps : le lieu où la pensée bascule, que submerge l’obscur, auquel il faut veiller comme à la prunelle de nos yeux, comme au saint sacrement. (p. 48*)

Sur le corps d’Andreas je ne trouverai rien que les traces des victimes. La pensée de la haine et ses actes ne sont pas notre héritage, ils restent aux basques du pouvoir, de l’argent, de la pègre, où les laquais s’activent pour les cérémonies futures, où « le destin s’aiguise sur d’autres aiguisoirs », pour reprendre les mots employés, quatre cent cinquante-huit ans avant Jésus-Christ, par Eschyle dans Agamemnon. C’est qu’on n’invente rien, voyez-vous, tout ou presque est toujours déjà là. (p. 49*)

[...] il n’est au fond pas d’énigme, de l’histoire et des hommes, qui ne soit résolue dans le geste de l’art. (p. 57*)

La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe. Je reste incrédule devant cette horreur pure, je me dis que sans corps la tête n’est pas crédible, que nous sommes donc passés au-delà de la représentation. J’ignore si l’homme qui brandit la tête est celui qui l’a tranchée, mais il la tient par les oreilles, à bout de bras, et ne tourne pas le visage du décapité vers les passants mais vers lui, comme s’il lui restait à se convaincre que son adversaire est bien mort (sans corps la tête n’est pas crédible), qu’il ne rouvrira pas les yeux derrière son dos. À moins que la tête ne passe de mains en mains pour l’édification de la population, laquelle pourtant semble en avoir vu d’autres. À moins… (p. 75*)

Je n’ai pas d’objection, j’aime donner du plaisir, et celui que Sandro prit un moment plus tard que ma main recueillit sans que nous ayons plus bougé que feuille au vent semblait venir de loin, du tréfonds de lui-même où il était enfoui, prisonnier des tensions du jour et de la vie, des remords de l’enfance, conclu en un soupir saccadé, arraché aux sources de son ventre, qui dilata son torse et me gagna soudain, chassant l’ombre des morts et les pantins guerriers. Mais avons-nous rêvé ? Le hamac et le vent, les frênes et la lune, l’herbe dans le papier, le foutre sur mes doigts, et tout autour de nous le monde tenant en joue le secret de nos gestes… Comment poser la main sur un sexe tendu, sur un cou à trancher, sur un cadavre frais, sans trembler d’émotion, de peur ou de tension, sans être hors de soi – et où va-t-on alors ? (p. 79*)

Et si j’étais né dans le Schleswig-Holstein en 1915, aurais-je pu, quelque part en Ukraine, abattre au bord d’une fosse qu’on leur a fait creuser des rangs entiers de Juifs, nus, et pousser de la crosse ou du pied les cadavres rétifs, achever d’une balle ceux à qui il échut de sombrer dans la fosse sans avoir pu mourir ? Aurais-je eu le courage de retourner mon arme contre moi ? Ce temps de mourir, où les bourreaux étaient à la peine dans le fracas des armes, l’odeur du sang, les brûlures de la chaux, dans la besogne insensée où plonge la mise à mort, a fortiori de masse, où est-il ? Où sont les assassins, où sont ceux qui roulèrent au creux des plaines à blé de la riante Ukraine, quel lieu assigner à ce qui se refuse à la pensée des hommes ? (pp. 91-92*)

Andreas acquiesce et, non, il n’y avait pas eu de nazis dans sa famille, à part peut-être un grand-oncle qui était passé aux Jeunesses hitlériennes, comme le pape, comme tout le monde, ce qui ne fait ni de tout le monde, ni du pape ni de mon grand-oncle des nazis. Andreas comprend mais pour lui tout cela est au rayon Histoire, son Allemagne est celle de la réunification, de la sortie du nucléaire, du mariage gay et de l’immigration turque. (p. 95*)

Comment poser la main sur un corps que l’on paye pour avoir avec lui contact et contentement ? Avec infiniment plus d’attention encore, si c’est possible, que sur les corps que l’on ne paye pas. Si l’argent présente généralement l’avantage de vider le rapport de toute espèce d’incertitude en se substituant aux craintes narcissiques qui ont vite fait de ternir le tableau, il ne donne pas le droit de faire n’importe quoi. (p. 96*)

Lève la main sur moi si je te le demande, aime ma soumission à nos communs désirs, et, la main du bourreau, les gestes d’assassins et le poids de la haine, sur cette terre d’Allemagne où ils ont tant pesé, dans ces corps d’hommes allemands où ils ont tant œuvré, pas plus tard qu’avant-hier, ici même où je suis à genoux devant toi, reléguons-les dans l’art, les livres et la pensée, et traitons d’aujourd’hui en tâchant de tout faire tenir en même place, et les millions de morts et notre joie de foutre. (p. 111*)

Ces morts de partout et de toujours, je les porte en moi et les entends résonner, ceux qui moururent de mains françaises parce qu’ils étaient allemands, de mains allemandes parce qu’ils étaient français, de mains allemandes, parfois françaises, européennes parce qu’ils étaient juifs, de mains du monde entier parce qu’ils étaient pédés. Et je suis ému de voir se mêler dans le tissu de la ville même où la grande folie s’est anéantie dans le brasier final les traces de la mémoire qui fait de moi ce sujet historique, sensible, sexuel que je m’efforce d’éclairer et les traces de la mémoire prise en charge par les différentes strates de la société dont je fais partie, dont je suis le fruit, les unes ne se superposant pas forcément aux autres ni ne produisant, en moi, le même son. (pp. 113-114*) 

[...] le terme et la notion même d’homophobie ne sont entrés dans les préoccupations de personne avant les années soixante-dix, mais il est des choses qui existent avant que des mots les désignent. (p. 117*)

Or, qui sait celui que j’eusse été dans une telle situation, quelle eût été ma conduite ? Je l’ignore, et j’ai dit combien je n’aurais répondu de rien si le désir s’y était mis, si j’avais croisé Andreas sous l’habit vert de gris. (p. 119*)

Je m’aperçois une fois encore que la réputation de la France, du moins dans les milieux de minoritaires opprimés, est toujours bonne, même si elle carbure à de vieux mythes issus de la Révolution qui ont pris depuis de sérieux plombs dans l’aile. Je lui raconte Cologne et mon désir confus de suivre l’Histoire à la trace sur des corps d’hommes allemands. « Avec moi tu es mal tombé, il n’y a pas que des corps allemands ici », sourit-il. Il ne me prend apparemment pas pour un fou. Je réponds que j’ai l’habitude, qu’outre-Rhin les corps arabes et les corps noirs sont nombreux, que je les étreins comme les autres, et avec eux l’Histoire de France, chapitre colonisation. (p. 122*)

Les os, c’est ce qui restera le plus longtemps de nous pour peu que nous n’ayons pas décidé de brûler. Je vois la terre comme une immense stratification d’os couronnée d’une mince couche d’humus, je repense aux charrues des côtes de Meuse, d’Argonne, dont le soc a longtemps exhumé quelques restes sonnant sur le métal, ces fragments durs blanchis à jamais muets sur la chair qu’ils portèrent et qui eut, un temps, nom d’homme, de l’engrais à chiendent que la mitraille cueille. Et aux fosses communes des forêts polonaises, biélorusses, lituaniennes, comme autant de creusets pour des âmes dépecées, des sacs de chair violée consumés par la chaux dont subsistent les os qui tinteront encore longtemps dans le froissement des bouleaux et la torpeur idiote où nous plonge l’été. (p. 127*)

Le temps entre mes lèvres devient de la boue noire, tantôt pâteuse, tantôt visqueuse, qui ne laisse d’autre choix que de fermer la bouche, hier encore palais pour la queue des amants, condamnée aujourd’hui au noir oubli de l’âme. Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s’aimer ? (p. 133*)

Et devant cela moi, que les hommes de garde violent l’un après l’autre, imprimant dans mon cœur le dégoût de ces queues qu’on n’a pas désirées, appelées de ses vœux, auxquelles on n’a pas dit qu’elles étaient là chez elles. Et devant cela moi, qui lape sur le bois le foutre qu’elles répandent, épais et trop salé, mêlé d’un peu de vin, de miettes et de restes de ce repas sommaire qu’ils avaient avalé avant de m’y étendre et de m’y attacher pour un office de chienne, de chienne que l’on baise devant la danse du monde, ses guirlandes de blessures et son feston de sang, la petite gigue amère sur laquelle on tressaute, sans émoi, sans pensée, à la merci des chiens, avant de disparaître. 
Que faire de tous ces corps et du corps de la haine, où et comment mourir ? (p. 138*)
* sur ma liseuse
Mathieu Riboulet - Les œuvres de miséricorde (Verdier, 2012)

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