À force d’être inventés, les malheurs finissent par fondre sur vous

Arthur Leipzig - Sleeping Child, 1950

C’est bien simple. Ni lui ni Céline ne sont disposés à révéler le genre de cet enfant, qui, précise-t-il, ne présente aucune ambiguïté sexuelle physique.
C’est un bébé. À l’autre bout de la ligne, il répète cette phrase à plusieurs reprises.

Voilà. Ils ne diront rien. Même à sa grand-mère, ils ne diront rien de ce bébé-là. Leur enfant vaut mieux que ces fadaises de garçon ou de fille. C’est ce que ça veut dire.
Il s’agit d’un jeune être humain qui un jour, le plus tard possible ou jamais, décidera lui-même du genre qu’il souhaite habiter. Comme on choisit d’habiter, renchérit Thomas, une maison, une région, un pays.
Maria tousse.
Comme si on choisissait de telles choses. (p. 39*)

On est autorisé à dire le bébé, comme au premier soir, mais à aucun moment ne seront risqués ni accord ni pronom. Le pronom ne se prononce pas, fanfaronne Thomas. Vers cinq, six ans ou plus tard encore, Noun choisira le plus adapté. Il ou elle. Celui qui lui plaira. Il sera même envisageable que Noun en change de temps en temps. Elle ou il. Marcus suivra le pas s’il le souhaite. On verra bien. L’aventure s’annonce passionnante, prévoit Céline aux yeux brillants.
Un enfant, une enfant, le mot lui-même n’est pas genré, poursuit Thomas. Les gens ont tendance à l’oublier. Noun est libre et attendra le plus longtemps possible avant d’être genré(e).
Genré. Maria n’arrive pas à se faire à cet adjectif. (pp. 58-59*)

Thomas a menti, l’autre nuit au téléphone. L’enfant né le dix-sept mars n’est pas un bébé. Ce que Céline a mis au monde est le chagrin de sa mère, sa crainte de mal faire, de mal dire, de mal penser, c’est sa honte, sa rage inexprimable.
Alors elle se tient coite, Maria, docile, ravalant au fond de sa gorge les <<<il<<< et les <<<elle<<<. Elle bouillonne de dépit, de colère, mais mastique l’os qu’on lui octroie : elle dit Noun en attendant des jours meilleurs. (p. 60*)

Car à force de Céline, à force de vie, Maria a mûri. Au square elle s’agace aujourd’hui de ces mères ou de ces nounous qui exhortent les filles à toujours se tenir propres et coiffées, partageuses, à lâcher tout de suite ce bâton s’il te plaît, les garçons à shooter plus fort, à ne pas se laisser marcher sur les pieds et cesser les pleurniches.
Après tout, les filles ont droit aux petites voitures, aux pistolets, au noir, les garçons aux poupées, aux dînettes, au violet. Elles peuvent courir, jouer au football, briller en mathématiques, devenir bûcheronnes ou chefs d’entreprise. Ils peuvent renifler les fleurs, aimer les livres et la gymnastique. Plus tard, ils joueront de la harpe et encadreront les gosses à la crèche.
Oui, Maria est d’accord avec tout cela. Porter des jupes de la longueur qu’on veut, travailler à salaire égal, divorcer, avorter, décider, bien sûr qu’elle est d’accord. Qui ne le serait pas ? (p. 62*)

Avec lui, avec elle, elle se sent toujours fautive. Rien qu’en regardant, rien qu’en y pensant en secret. (p. 76*)

Si elle change cette couche salie, c’est à l’évidence Noun qu’elle changera en garçon ou en fille. (p. 88*)

Maria est abasourdie de reconnaissance, et ça ne tient pas à fille plutôt que garçon. À poupées plutôt que voitures. Ça tient à savoir, à nommer, à désigner, ça tient à l’amour qui enfin peut venir. Et elle sanglote de plus belle en répétant ma petite tandis que celle-ci, satisfaite d’être nue et propre, grenouille sur le drap. (p. 89*)

Ils se dirigent à présent vers le square et Maria prend la mesure de sa chance. Son petit-fils est de ceux qui savent se taire et respirer les fleurs.
Si on les laisse faire, les garçons ont le goût des émois frissonnants. (p. 96*) 

Pour la première fois, Maria se trouve seule en public avec un garçon habillé en robe. Un garçon en fille.
Trottinant vers le poisson à ressort, Marcus fait voltiger son jupon violet autour de ses hanches.
Avec une innocence mêlée de ce qu’il faut bien appeler de la grâce, il semble assumer sans problème son apparence excentrique. Et à l’étonnement de Maria, les autres enfants n’ont pas l’air de s’en formaliser. Ceux qui ne le connaissent pas le prennent sûrement pour une fille et les quelques familiers ne laissent rien transparaître. Marcus est trop sincère ou trop à l’aise pour offrir le flanc aux moqueries. (p. 97*)

À l’époque, il lui était déjà impossible de décider de quel côté se trouvait son camp. Puisqu’il en fallait un. Elle pestait toujours de bon cœur avec William en évoquant les foucades et le laisser-faire choquant de Céline mais tiquait lorsque William, manquant de nuance et de modernité, voulait cantonner les gens à n’être que celui ou celle que leur sexe leur imposait d’être depuis la nuit des temps. (pp. 110-111*)

Elle se rappelle aujourd’hui ce sourire. Pendant des semaines, il lui a griffé l’intérieur de la bouche. (p. 29*)
* sur ma liseuse
Angélique Villeneuve - Maria (Grasset, 2018)

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