Ils étaient donc si nombreux les gars comme nous autres ?



Sa carte d’embarquement à la main, il les attend
[…]
Il regarde sa montre.
Puis, il entend son nom. On avait peur de te manquer, on a eu de la misère que le yable à parquer le char. C’est correct, vous avez juste le temps de venir me reconduire à la porte. Y ont pris ta valise ? Oui, papa, y ont enregistré ma valise. Pourvu qu’y la perdent pas. Pourquoi y la perdraient ? On ne sait jamais… Son frère traîne derrière. Il fait celui qui n’est pas concerné. Comme d’habitude. (p. 17)

De grandes feuilles de papier brun glacé d’un côté. Du Scotch tape. Des ciseaux. Maman qui s’applique à plier le papier pour que les rabats soient bien égaux, papa qui sacre – sacre pas comme ça devant le petit ! – parce qu’il n’arrive pas à se débarrasser d’un bout de Scotch tape, lui qui fait ses adieux aux couvertures de couleur avant de passer les livres à maman, surtout à celle du manuel de géographie si belle avec sa mappemonde embossée. […]
Ils sont tous là, étalés sur la table de la salle à manger, uniformes et ennuyants. Et tellement moins intéressants que deux heures plus tôt. Leurs couvertures vont rester propres, comme neuves, mais personne n’en profitera. (pp. 24-25)

Il existait donc des refuges, de lieux autres que les bosquets des parcs ou du Mont Royal, éclairés et bruyants, où les gars comme nous autres pouvaient se rencontrer, parler, prendre un coup en toute tranquillité ? Il avait de la difficulté à le croire. Tout ce qui entourait cette chose qu’il avait découverte à son propre sujet ou, plutôt, ce qu’il avait accepté de lui-même puisque ces troubles existaient, il le savait, depuis sa tendre enfance, était tellement caché, tu, honteux, culpabilisant, qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir regarder ses semblables dans les yeux, jaser, boire en leur compagnie sans que ça soit impliqué, ces attouchements anonymes et déprimants qui remplaçaient pour le moment les grands élans d’amour dont il avait tant besoin. Ils étaient donc si nombreux ? Les gars comme nous autres ? Au point même de remplir un bar les soirs de week-ends ? (pp. 31-32)

Le plaisir qu’il y prend, cependant, les mots familiers, ceux qu’il doit chercher dans le dictionnaire parce qu’il ne les a jamais vus, les phrases toutes simples, celles, emberlificotées, qu’il doit relire plusieurs fois avant de les comprendre, est incommensurable. Il lui arrive de sentir son cœur battre dans les moments palpitants de l’histoire ou d’éclater de rire devant un dialogue particulièrement drôle, même s’il l’a déjà lu  à plusieurs reprises. Il rêve que c’est lui qui invente, que tout ça vient de lui, jaillit de son imagination, il n’a pas de numéro du journal Fripounet et Marisette à sa gauche, il invente, il crée, il est fier de lui, le texte se développe, tire à sa fin, s’arrête enfin sur une chute étonnante ou prévisible mais désirée (p. 38)

Il se rend compte qu’il tient entre son pouce et son index un reste de pâte feuilletée farcie d’un pruneau séché, le genre de bouchée trop sèche qui colle au palais et difficile à avaler. [..] Il ne peut quand même pas serrer la main à Jack Lang en tenant cette chose grasse ! La passer dans l’autre main ? Il prend plutôt le parti de se la fourrer dans la bouche et c’est en mâchant péniblement qu’il s’approche du ministre. Lorsqu’il arrive devant le grand homme, il n’a pas fini de mastiquer et doute de pouvoir avaler sans l’aide d’un quelconque liquide. […]
Jack Lang se tourne dans sa direction, souri. Enchanté. Depuis le temps que j’entends parler de vous. Il doit répondre, il ne peut pas se contenter de branler du chef comme il est en train de le faire…  […]
Il prend son courage  deux mains – si on peut dire -, murmure un vague et mal articulé honoré de faire votre connaissance.
Et un énorme grumeau, mélange de pâte feuilletée et de pruneau séché, jaillit de sa bouche pour aller se coller au beau milieu de la cravate bleu de France du ministre de la Culture. (pp. 41-42)

Il a adoré la musique toute sa vie, parfois un refuge contre les souffrances de l’existence, parfois un levier de sublimes exaltations qui le laissent épuisé de bonheur […], il a cependant décidé il y a très longtemps qu’elle resterait un mystère pour lui, qu’il ne ferait rien pour la déchiffrer, la décortiquer, la comprendre. Il ne ferait rien pour la comprendre, il ne voulait pas savoir comment elle fonctionne, il voulait en ignorer la cuisine, le mécanisme, l’exécution pour rester désarmé devant elle, offert, une victime, une victime consentante de l’effet dévastateur qu’elle avait sur lui. Un amateur. Oui. Un amateur de musique. Pour une fois qu’il ne méprisait pas le mot « amateur »… (p. 48)

Michel Tremblay - Vingt-trois secrets bien gardés (Leméac/Actes Sud, 2019)

Commentaires