Journals, Keith Haring



Figure phare de l’art des années 80/90, Keith Haring est un artiste qui m’a accompagné, de plus ou moins loin, toute ma période de jeune adulte.
Ses formes, ses symboles, ses personnages, reconnaissables entre mille, véhiculaient des messages qui me parlaient, souvent dédramatisés par leurs couleurs vives. Ses airs d’oisillon tombé du nid, ses cheveux blonds hirsutes cachant mal sa calvitie avancée, ses grands yeux étonnés derrière ses grosses lunettes... me l’ont rendu sympathique au premier regard.
Quand ses Journals ont été publiés outre-Atlantique, je me suis promis de les lire... un jour. (éternel refrain !) Sans que je sache pourquoi, ce jour est arrivé en juin dernier, alors que le bouquin attendait son tour depuis tant d'années.

Ces fameux Journals sont en fait la compilation de plusieurs carnets, dont on retrouve les scans originaux sur un site dédié, dans lesquels Keith Haring a tenu son carnet de bord, de 1977 à 1989, avec plus ou moins de régularité.
Les lecteurs qui se plongeraient dans ces Journals pour y grappiller quelques anecdotes croustillantes sur sa vie privée ou pour se régaler de vacheries dites sur le compte d’untel ou d’untel vont être très déçus.

J’ignore si c’est un choix éditorial (puisque les carnets ne sont pas repris dans leur intégralité) ou si c’est l’œuvre de l’artiste lui-même, mais Haring ne dévoile que très peu de choses sur sa vie personnelle. Et si parfois il cite certaines personnalités en vue à l’époque, dont beaucoup étaient de ses amis (Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Grace Jones, John Giorno, William Burroughs, George Condo, John Gruen...), ce n’est pas par snobisme du name-droping mais généralement parce qu’elles sont impliquées d’une façon ou d’une autre dans son travail.
Le seul à l'égard duquel il témoigne une sévère réserve est Julian Schnabel « Julian Schnabel is not a genius. He’s probably not even a great painter. [...] he is very interesting for collectors and dealers, but in the long run, his contribution is slight. Joseph Beuys has already explored most of the territory of the ambiguous figurative abstraction that Julian Schnabel pretends to have invented. [...] His own conviction of his “importance” makes him even more difficult to digest. His obnoxious insistence on his importance disgusts me to the point of nausea.” 
– March 28, 1987 On a plane from Düsseldorf to New York City (p. 137*)

Si les premières années de son apprentissage sont l’occasion pour Haring de réfléchir longuement dans ses carnets sur sa conception de l’art, la place qu’il veut y occuper, ses influences..., les entrées des dernières années disent surtout son horreur du monde de l’art et sa vénalité, son rejet des questions d’argent, ses engagements, la plupart du temps jetées sur le papier lors de ses déplacements en avion ou dans les aéroports, entre deux avions qui l’emmènent au Luxembourg, en Belgique, Allemagne, Italie, France, Japon.

Ce qui ressort clairement de ces carnets, c’est la volonté farouche de Keith Haring d’aller à l’encontre de l’élitisme, de démocratiser l’art en le mettant à la portée de tout un chacun. D’autant que pour lui, l’œuvre d’art n’existe pas si elle n’a pas en face d’elle un spectateur avec lequel interagir émotionnellement et auquel transmettre matière à réflexion.
Il s’intéressait à tel point à l’impact de l’art sur le public et sur la diffusion de l’art dans la population qu’il a longtemps collectionné les contrefaçons qu’il achetait lors de ses déplacements à l’étranger.
Toujours dans sa volonté de mettre l’art à la portée de tous, Haring créera les Pop Shops, à New York et Tokyo, où pour quelques dollars on pouvait repartir avec un t-shirt, un pin, un poster griffé par l’artiste.

Pour Haring, tout support est bon, pourvu qu’il puisse s’y exprimer et tracer ses formes primitives : papier, toile, murs, vases, assiettes, skates, voitures, vêtements de ses amis… jusque sur leurs corps !
C’est ainsi qu’en 1984, fasciné par le corps sculptural de Grace Jones, qui fréquente comme lui le fameux Club new-yorkais Paradise Garage, il passe 18 heures à lui peindre une œuvre éphémère à même sa peau. À l’issue de cette session spéciale, la star du disco est en retard et décide d’aller telle quelle au dîner mondain où elle est attendue ! Haring réitérera l’expérience pour un gig de Jones au Paradise Garage et collaborera de nouveau avec elle pour deux de ses clips : I’m not Perfect et Vamp.
Il va également peindre à plusieurs reprises sur le corps du danseur et chorégraphe Bill T. Jones.

À travers son langage hiéroglyphique, immédiatement compréhensible par le plus grand nombre, quelles que soient sa nationalité ou sa langue maternelle, Keith Haring raconte des histoires, passe des messages. Ce n’est pas étonnant que les enfants, attirés par ses personnages, ses couleurs..., se familiarisent si facilement avec son expression artistique.
Mais cette facilité d’accès du langage n’empêche pas la profondeur du message. De tout temps, Haring s’est engagé dans des combats environnementaux (nucléaire, planète…), politiques (apartheid, racisme, administration Reagan…) ou sociaux (hôpitaux, homophobie, sida, drogues…).
À travers le monde, il a donné gratuitement de son temps pour partager son art en réalisant plus d’une trentaine de fresques murales réalisées dans des hôpitaux pour enfants et des orphelinats, ou dans la rue, avec des jeunes de quartiers défavorisés.
C’est justement l’accessibilité immédiate de son langage qui a permis une diffusion rapide et facile de son art et de ses prises de position, et cela dans le monde entier.

On imagine bien que le caractère lunaire de Keith Haring, sa fraîcheur et sa sincérité préservées, ne s’accordent pas du tout avec les manigances du marché de l’art, la toute-puissance des critiques et le règne de l’argent roi. Dès lors qu’il acquiert une certaine notoriété, l’artiste n’aura de cesse de maudire ce milieu.
Dans toute son humilité, il ne comprend pas pourquoi un de ses dessins exposés au Whitney Museum atteindrait des sommes faramineuses alors qu’un autre dessin fait dans les couloirs du métro n’a, en soi, aucune valeur. Il se dira déçu d’ailleurs par les personnes qui, une fois qu’il a été connu, sont allées récupérer certains dessins sur les murs du métro pour pouvoir les monnayer ensuite.

Ce jeune homme à l’éternelle âme d’enfant a toujours pressenti qu’il mourra jeune, bien avant 1988, quand lui sera annoncée son infection au VIH. Bien évidemment, dès lors, l’imminence de la mort se fera sentir plus intensément encore.
Cette conscience aiguë de sa propre fin, du temps qui lui est compté, va le conduire à créer avec toujours plus de frénésie, à profiter de toutes les occasions qui lui sont offertes et à utiliser son temps pour s’engager encore plus à fond dans les combats qui étaient les siens.
Cette omniprésence de sa mort proche s’accompagne très tôt chez Haring d’une réflexion sur la postérité, de ce qu’il va rester de son œuvre dans l’histoire de l’art, de sa possible influence sur de nouvelles générations d’artistes, de l’impact de ses créations sur les spectateurs. Quelques temps avant de mourir, il a créé une fondation chargée de protéger son art et ses idéaux, mais aussi de soutenir des organisations à but non lucratif qui aident les enfants, et des organisations impliquées dans l'éducation, la recherche et les soins liés au sida.

Keith Haring aurait 61 ans aujourd’hui. Camps de rétention de migrants, réchauffement climatique, mur à la frontière mexicaine… la période ne manque pas de causes à défendre, et je ne doute pas qu’il serait très attentif à mettre son art à leur service.

Journals - Extraits
Ces Journals sont parus en France en 2012, sous le titre Journal, dans la collection Écrire l'Art, chez Flammarion, dans une traduction de l’anglais (États-Unis) de Stéphanie Alkofer.
* sur ma liseuse
Keith Haring - Journals (Viking, 1996)
introduction: Robert Farris Thompson ; preface: David Hockney

Commentaires

  1. quel plaisir de te lire! si je connais un peu l'oeuvre de keith haring, j'avoue ne pas y être très sensible (je viens de finir un livre sur Velazquez et je vois que mes goûts évoluent beaucoup en peinture) mais néanmoins j'ai toujours aimé la personne et ses prises de position que tu confirmes ici
    du coup je suis allée faire un tour sur ses carnets originaux, c'est intéressant ! et comme tu le dis, il aurait eu sans doute beaucoup à dire sur ce qui se passe de nos jours et dans son pays ..

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne m'aventurerai pas à faire une étude comparée de Keith Haring et Diego Velasquez !!!! :D :D Ma connaissance lacunaire de l'histoire de l'art ne me le permettrait pas, mais je ne serais pas étonné qu'on puisse trouver des liens entre les deux (il y en a bien entre Velasquez et Bacon).
      L'art de Haring est encore sous-évalué à cause de ses allures primitives et enfantines ("c'est des gribouillages", "mon gamin de 3 ans fait au moins aussi bien" etc. etc.) et de la volonté de Haring d'être accessible par tous et partout (et seul ce qui est rare est cher). Mais pour peu qu'on y regarde de plus près, on se rend compte que c'est une vision très réductrice. Et ce Journal éclaire le bonhomme et ses gribouillis d'un jour nouveau. Ça m'a passionné et fait d'autant plus regretter la mort prématurée de cet artiste.

      Supprimer
  2. Très chouette billet. Tu me rappelles la grande expo, passionnante, qu'il y a eu il y a quelques années à Paris, au Musée d'art moderne, avec une scénographie réussie, mêlant sculptures, peintures murales, photos, vidéo. C'est vraiment à cette occasion que j'ai découvert son parcours.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Si le post auquel vous réagissez a été publié il y a plus de 15 jours, votre commentaire n'apparaîtra pas immédiatement (les commentaires aux anciens posts sont modérés pour éviter les spams).