Il ne veut pas devenir un homme comme son père. Il ne veut pas devenir un homme comme tous les autres hommes.



En sortant du Félix Potin, à chaque fois elle leur paie une crêpe. Le goût du beurre sucré qui coule dans la gorge, les garçons adorent ça, mais très vite ça dégouline sur les doigts et ils s’en mettent partout. Annick s’arrête sur le trottoir, tire un mouchoir de la poche de son imperméable qu’elle imbibe de salive, puis l’un après l’autre elle les attrape par le menton pour leur frotter les joues. Il prend sur lui pour ne pas le montrer mais il ne le supporte pas, l’odeur de sa mère qui lui parvient aux narines lui soulève le cœur.
Il pense qu’il est un fils indigne. (p. 28*)

Il fait exprès de poser le litre de rouge cinq étoiles contre le verre de son père. La bouteille tombe avec fracas. Puis il va s’asseoir et attend. Il attend tout en ayant conscience qu’il n’y a rien à attendre, il sait exactement ce qui va se passer. Ça ne rate pas. Gérard jette un coup d’œil au pinard et retourne à la télé, après Danièle Gilbert, c’est le tour des publicités.
Même déboucher sa bouteille il ne le fait pas. (p. 36*)

Il imagine la fièvre s’emparer de son père. Il deviendrait tout vert et de la mousse coulerait de sa bouche, ce serait dégoûtant. Son agonie durerait probablement plusieurs jours mais il mourrait, ils en seraient enfin débarrassés. La vie sans lui serait tellement meilleure. Il se prend à rêver. Son crime ferait de lui un héros. Ça grésille sous son crâne, ça fourmille dans ses veines, il a le sang qui chauffe, il sent l’excitation monter. Jusqu’au moment où il imagine la police débarquer. Lui, obligé de passer aux aveux, devant sa mère qui le regarderait avec des yeux horrifiés. Ce regard que sa mère poserait sur lui serait trop douloureux. Avec ses yeux, elle lui transpercerait le cœur. Il ne peut pas supporter l’idée de rendre sa mère malheureuse. Son château de cartes s’écroule. Le gamin reste les bras ballants, désœuvré. Il doit se rendre à l’évidence, tuer son père n’est peut-être pas une bonne idée. Il n’a plus qu’à s’en remettre au sort. (p. 38*)

Quand ils en sont à déballer le pire, ils utilisent leur patois pour épargner les gosses. Lui et son frère assistent aux matchs en soufflant, résignés. Quand il entend sa mère prévenir qu’elle va prendre ses gosses, une valise et se tailler, il croise les doigts pour qu’elle dise vrai. Gérard, cet arrogant, balaie la menace d’un geste et rigole : Que t’es con, ma pauvre Annick ! Il nie en bloc, sa femme se fait des idées. Alors elle craque, elle s’effondre sur une chaise et se met à pleurer en implorant le ciel. Gérard tourne les talons et se barre en lâchant : Oh et puis merde, va chier !
À ce petit jeu, tout le monde est vite épuisé. (p. 43*)

De voir ses fils souffler les yeux au plafond attise sa colère, il lève une main menaçante : Miladiou de miladiou, ces coups de trique qui se perdent ! Il a eu droit au nerf de bœuf, lui, il s’en rappelle et il en est pas mort. Lui qui aurait tellement aimé poursuivre ses études, ça l’écœure de voir ce gâchis. Il se demande ce que ses fils ont dans le ciboulot. S’ils avaient été élevés comme lui à la dure, à quatorze ans tiré de l’école pour être mis au travail dans les champs, bordel de merde, ils ont tout ce qu’ils veulent, de quoi est-ce qu’ils se plaignent ? Il ne sait pas pourquoi il perd son temps avec ces deux merdeux, inutile de gaspiller sa salive, il pisserait dans un violon ça produirait le même effet. Mais attention, il prévient : Vous avez pas intérêt à faire les marioles, sinon c’est direct en pension ! (p. 47*)

Son père lâche ses injures homophobes à longueur de journée. À chaque fois qu’il l’entend cracher Enculé ! c’est comme si Gérard le cognait. (p. 146*)

Le gamin se redresse et reste figé contre le dossier de la chaise, sonné, comme s’il avait reçu une claque. Il comprend maintenant ce qui ne tourne pas rond. Ce qui l’excite, ce n’est pas de regarder toutes ces femmes se donner, non, ce qui l’excite, c’est de voir des hommes, leurs poitrines velues, leurs fesses nues et leurs sexes dressés, et de réaliser que ce qu’il aimerait, c’est être à la place de ces femmes pour en profiter.
Désormais il a un secret.
Seulement le poids de ce secret est trop lourd à porter. Il n’est pas le fils que ses parents voudraient qu’il soit. Le canard boiteux de la famille, c’est lui. Ce constat le fait paniquer. Dans sa poitrine, son cœur est une braise qui s’enflamme, son estomac se contracte, il n’arrive plus à respirer, la douleur est tellement vive qu’il a l’impression de saigner. Il se réfugie dans sa chambre où il pleure en cachette. Si par malheur ses parents découvraient son secret, il en est persuadé, ils n’hésiteraient pas à se débarrasser de lui. Comme le héros du conte abandonné avec ses frères et sœurs dans la forêt. À cette pensée, il se met à trembler. Il serre les paupières et prie le ciel de toutes ses forces pour que ce sombre scénario ne se produise jamais. (pp. 21-22*)

Depuis quelque temps, sa mère s’en prend à lui. Elle lui reproche de lui cacher des choses. Peut-être a-t-elle compris ? C’est vrai qu’il est de plus en plus évasif quand elle lui pose une question. Elle se méfie : Qu’est-ce que t’es encore en train de manigancer ? La vérité, c’est que c’est de lui-même que le gamin se méfie, de ce qu’il sent grandir en lui et qu’il repousse de toutes ses forces. Il a peur que son secret lui échappe. Il ne veut pas devenir ce que son père appelle une fiotte, une tapette. Quand il entend sa mère clamer haut et fort : Ah moi, ce que je déteste par-dessus tout c’est les mensonges, le gamin tremble. (p. 63*)

Surtout, il a en horreur ces sports d’équipe auxquels il est contraint de jouer, volley-ball, handball, football, il est tellement mauvais que c’en est remarquable. Les autres garçons se marrent. Il est la risée générale. Une calamité. Son professeur a beau se montrer indulgent, lui se sent vexé. Heureusement, il trouve du réconfort auprès des filles. Les choses pourraient en rester là, seulement il y a dans sa classe une petite bande d’excités qui l’ont repéré, ils prennent un malin plaisir à se moquer de lui, de sa façon de marcher ou de se dandiner. Ils retroussent leurs lèvres et lui chuchotent à l’oreille : Petite tapette ! Petit pédé ! Il ne sait pas comment se défendre, il n’imagine pas se battre, la violence le fait paniquer. Il hausse les épaules et sourit bêtement.
Il vomit sa lâcheté. Il a honte de ce qu’il est. (p. 60*)

Il ne veut pas devenir un homme comme son père. Il ne veut pas devenir un homme comme tous les autres hommes. Il préfère encore être un sous-homme, un traître à la classe des hommes. Au fond, ce n’est pas compliqué, il n’a qu’à écouter ou regarder son père et reproduire le contraire. Il établit des listes. Il ne veut pas avoir d’idées préconçues, encore moins faire de distinction entre les races ou les individus. Il ne veut pas élever la voix et crier plus fort que les autres, avoir toujours le dernier mot. Il ne veut pas conduire le coude sur la portière et la clope au bec, se foutre la main au paquet pour le remettre en place, avoir une démarche de cow-boy, cracher sur les trottoirs et siffler dans la rue, se moucher d’un doigt et pisser contre les murs. Il ne veut pas lire le journal pendant que sa femme prépare la popote en cuisine, attendre qu’elle le serve à table, manger la bouche ouverte, écraser son mégot sur le bord de l’assiette, et après le repas se curer les dents avec une allumette ou un ticket de métro. Il ne veut pas non plus prétendre que cette idiote n’a pas un sou de jugeote, qu’elle n’est bonne qu’à torcher les gosses. Non, vraiment, plutôt mourir que de devenir ça, si c’est bien ça qu’ils appellent un homme. (pp. 127-128*)

Il ne parvient pas à détacher ses yeux des avant-bras de son père, ces avant-bras puissants, nerveux, parcourus d’épaisses veines saillantes, si grosses qu’elles menacent à tout moment d’éclater. Le sang qui coule à l’intérieur est bouillant, ça se voit, ça se sent. Les avant-bras de son père lui ont toujours fait une vive impression. Quand il les regarde, il est comme aimanté. Un feu brûle dans sa poitrine et le jette dans le trouble. Le trouble de cet amour qui le gêne et qui n’a jamais pu dire son nom. Il peine à déglutir, curieusement il est à deux doigts de pleurer. Malgré la haine incommensurable qu’il a de son père, il se surprend à désirer que cet homme le touche, rien qu’une fois, qu’au moins une fois son père passe une main dans ses cheveux pour les ébouriffer et le prenne dans ses bras. Il sait pourtant qu’une chose pareille ne se produira pas. Jamais. Et pour la première fois, c’est un regret. (p. 132*)

Pour dire la vérité, il voudrait être vieux. Il se souvient d’avoir déjà eu ce désir, plus petit. À force de voir ses parents se déchirer, l’enfant qu’il était se disait : Plutôt que vivre la même chose, autant être vieux le plus vite possible. Mais alors que cette pensée divagante refait surface, tout à coup une question qu’il ne s’était jamais posée lui vient à l’esprit : aura-t-il seulement le temps de vieillir ? La question est folle, sa raison se met à trembler. Il vient d’avoir seize ans, c’est un adolescent, et pour la première fois il ne se demande pas à quoi ressemblera sa vie, mais à quoi ressemblera sa mort. (p. 142*)
* sur ma liseuse
Philippe Joanny - Comment tout a commencé (Grasset, 2019)

Commentaires