Ce fut épuisant et long de devenir nous-mêmes mais nous pouvons être fiers d’y avoir consenti

Guillaume Gilbert - Wired and lonely, Paris, May 13, 2013


À mesure que mes semblables s’exposent sur les réseaux (je n’y échappe pas), les mêmes se recroquevillent de visu, se refusant littéralement : dans le métro, tous rivés sur leur écran. Peut-être envoient-ils un signal, mais pas à vous ; peut-être en reçoivent-ils un, mais pas le vôtre. (p. 24)

Est-ce pour cette raison qu’il m’inspire une sympathie immédiate ? Ou parce que sa mère me déplaît ? Une bourgeoise qui aurait préféré voyager en première classe mais qui ne met pas d’argent là-dedans. Plutôt dans ses chemisiers (une belle couleur sable) ou dans son parfum capiteux. Elle doit avoir mon âge mais en paraît dix de plus, comme toujours lorsqu’on épouse un personnage social […] La mise en plis est étudiée quand bien même le départ pour Saint-Lazare ce matin fut précipité [..]. Cette femme a de l’allure, mais une expression si sévère, lèvres pincées, l’air las. […] elle va devoir affronter seule ce week-end prolongé, se retrouver à cette place dont elle ne veut plus, celle de la fille chez papa-maman, mais à laquelle ses parents tiennent farouchement, façon de nier le vieillissement, le temps d’un 1er mai (pp. 26-27)

Contrairement à sa mère, il vient de remarquer que je l’observais. Il soutient mon regard quelques secondes. J’ai l’impression de lire sur son visage : « Sortez-moi de là. » Ça ne s’adresse pas à moi en particulier, ni à personne : c’est juste ce que dardent ses yeux malgré lui. À quel moment Stan naîtra-t-il à ce NON qui sourd en lui ? Comment le formulera-t-il ? (p. 28)

À quoi s’accroche-t-elle pour être capable d’affronter pareille humiliation en public ? Ses manches défraîchies ont forcément une histoire, elles portent l’empreinte d’une obscure dégringolade qu’elle souhaiterait tenir à l’abri des regards, expliquant peut-être la présomption dans les yeux ; elle ne se défend probablement que d’une chose : le risque de ne pas faire illusion. Même pas de quoi de payer un Paris-Deauville. Inutile d’insister : elle ne vous laissera pas entrer, son histoire vous sera à jamais refusée. Elle n’a plus que sa fierté, incessamment mise à l’épreuve. Il ne reste plus rien de la splendeur d’antan, elle survit dans le déni de sa disparition, dans un mime pathétique, au moyen de quelques bijoux en toc, un parfum bon marché et entêtant, un chemisier élimé à la manche. (pp. 44-45)

Plus il vieillit, plus les histoires sans lendemain tendent à ne même plus avoir d’aujourd’hui ; à peine le désir soulagé et on est dans la fin des choses qui avait commencé avant le début, dans l’inutile qui a supplanté l’éventuel plaisir de l’éphémère. Il se fait alors cet aveu tardif qu’il n’a plus aimé aucune femme depuis Agathe. (pp.59-60)

Il se verrait bien vivre avec Lou dans un appartement au rez-de-chaussée de la résidence du Val. Avec son carré de pelouse qu’il tondrait comme un con, ça le fait sourire. La construction n’est pas dans le style breton mais l’important, c’est la vue : un, deux, trois, quatre, cinq îlots, plus le phare. Sa mère dirait qu’un appartement en première ligne, ce n’est pas « pour eux ». Ne jamais briguer davantage que le minimum et se contenter de ce qu’on a : triste philosophie familiale. (pp. 65-66)

Bien sûr, j’aimerais savoir pourquoi je continue à l’observer. Le TER arrive en gare de Deauville, il se lève : il porte un jogging (sans doute de marque) qui dessine son paquet. Il le sait. Sourire carnassier. Je finis par comprendre : c’est à cause de lui que j’ai quitté mon lycée et ma ville natale. C’est lui qui m’a malmené dans les vestiaires, fait connaître l’épreuve de l’humiliation en public,
Cathrine tarlouze. Il était ma torture ordinaire, mon ventre noué. Je m’en suis souvent fait un ami, pour le neutraliser, avoir la paix, j’ai souvent regretté, constatant que je m’entourais mal, j’ai alors appris à le tenir éloigné de mes pas. Je n’ai plus rien à craindre de lui dans les faits ; il n’empêche, ce garçon, reste et restera toujours mon meilleur ennemi. (pp. 70-71)

Il est à peu près certain qu’elle n’a ni mari, ni enfant. Très peu d’argent. Quelques plaisirs : ses cigarettes donc, le café, le vin qu’elle mauvais, mais qui est là pour l’entendre ? Je ne m’explique pas comment elle tient. Elle tient parce qu’elle est encore en vie, c’est tout. Elle est cette silhouette famélique et invaincue qui arpente la rue Saint-Maur. Et les passants passent. Elle fait peur. Elle est le cauchemar de nos jours derniers. Nous projeter en elle incite à presser le pas, la frayeur chasse l’empathie. Et moi aussi je passe. Je passe sans savoir quoi faire, sinon l’écrire. (pp. 93-94)

Je la sentirais réjouie de ce que nous n’avons plus besoin de nous dire depuis le temps mais auquel nous songeons quand nous nous voyons : ce fut épuisant et long de devenir nous-mêmes mais nous pouvons être fiers d’y avoir consenti. (p. 127)

Arnaud Cathrine - J’entends des regards que vous croyez muets (Verticales, 2019)

Commentaires

  1. Des passages forts. Jamais lu l'auteur, mais il faut manifestement s'y pencher.

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    1. C'est un auteur qui vaut vraiment qu'on s'y intéresse si, comme moi, tu aimes les histoires intimistes, plus ou moins nimbées de mélancolie. C'est très joliment écrit.

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