Il faut bien persévérer surtout quand on sait qu’on s’est trompé

Max Linder et Mathilde Peters, le 23 août 1923, jour de leur mariage


Depuis qu’elle attendait un enfant, Mathilde Peters, de taille modeste elle aussi, mais premier prix du Conservatoire de Bruxelles, avait consenti à se défaire de sa passion des tréteaux pour l’amour d’un homme de trente-neuf ans plus âgé et beaucoup plus marié qu’elle. Il l’avait posée là, dans un palais au vert, bien à l’abri des regards des honnêtes gens toujours sensibles aux fautes d’écart. Le 9 juillet 1905 naissait Hélène Peters, mon dernier amour. Et le tout premier, comme chaque dernier amour. (p. 19)

Hélène a grandi en cachette, bien à l’écart du monde, dans une cabane imaginaire. Du dehors, aucun bruit ne lui est parvenu. Elle traverse l’existence comme une luciole ignorant que le soleil est revenu et l’a condamnée. (p. 86)

Il reste à Hélène et à moi plus que deux mois à vivre sur cette terre monstre. On peut pourtant encore entendre une musique, la nôtre et qui ne sera jamais que la nôtre, que personne ne pourra reprendre et qui n’a jamais été qu’une note, une seule ! Celle d’après la dernière note. Si parfaite qu’elle ne s’entend pas. Et c’est elle que nous avions entendue en même temps le premier soir et qui ne nous lâche plus. (pp. 100-101)

Ceux-là, les miens, m’ont enterré dans un petit cimetière de campagne et ont organisé des funérailles à la manière d’une noce triomphale au milieu de nulle part. Tout ce qu’ils ont jamais eu l’idée de me céder sent la terre, leur terre qui est tout pour eux et que je ne sens pas. Comme un gros drame bourgeois drapé de noir, j’ai eu droit à un long cortège de gloires locales, de notables bordelais gonflés d’eux-mêmes, de grosses huiles inutiles pliées en deux par une peine très officielle, un beau chagrin républicain. (p. 58)

Toi, ma petite fille, tu n’auras eu pour me respirer que cet écran, comme une toile d’anonyme florentin, un immense triptyque non signé, un paravent du temps. Ce serait un miracle que par ce moyen tu aies réussi à m’apprécier ou à m’aimer ! (p. 6)

Ma petite fille, tu te répètes pour t’en convaincre, en t’appuyant sur tes années vécues, qu’on peut bien grandir sans ceux-là qui vous ont donné la vie. C’est possible. Je ne sais pas. Mais comment fait-on pour aimer quand même celui qui n’est plus là ? Celui qui s’est tué ? Celui qui a tranché les veines de celle que tu continues toutes les nuits à réclamer ? Comment fait-on quand ces trois-là ont le même visage et le même sourire ? Pour quelle raison sacrée faudrait-il s’entêter à l’aimer celui-là ? Parce qu’il est ton père ? Parce qu’il a du charme ? Parce qu’il prend particulièrement bien la lumière ? Parce qu’il est le fantôme de l’Opéra ? (p. 26)

Dans la foulée, j’annonçais à mes parents : Je serai acteur ! Mon père Marcel qui n’avait pas dit un mot depuis deux années pleines s’est mis dans une colère cyclopéenne, de celles qui égarent, de celles qui vous perdent. Me calottant sèchement il me promit le verrou chez les Jésuites jusqu’à ma majorité ! Pour qu’un bouffeur de soutanes de son niveau appelle au secours les gens des ordres, c’est que sa bile devait être devenue fortement effervescente ! (p. 19)

D’où nous vient cette loi imbécile qui fait qu’un rire ne pourrait naître dans la nature que d’une source grossière ? (p. 36)

Avec Max et les crêpes j’ai lancé une mode malgré moi. Celle des tartes à la crème ! J’avoue ! C’est moi ! Une seule fois ! D’autres, comme Mack Sennett, toujours lui, se sont chargés d’en faire un des plus angoissants lieux communs du rire à bon marché. (pp. 38-39)

Pour compenser, je donnais de somptueuses soirées. Mon humeur, généralement triste et morne se trouvait miraculeusement changée par l’irruption bruyante et colorée de ces animaux bariolés et tapageurs, menteurs et charmants, ces colonies de créatures du spectacle, qui en étaient à coup sûr ou faisaient assez génialement semblant d’en être. Mes invités étaient autant de fauves en liberté, de sirènes venimeuses la peau dorée par le soleil et les brillants. (p. 78)

Je souriais souvent alors, mais je souriais absent, ou plus exactement je rendais les sourires comme on rend poliment la monnaie. (p. 80)

Et rien ne va ! Je n’arrive plus à jouer : je me vois faire ! Le pire pour un acteur ! Ce que mon imagination me promet d’un côté, il ne se passe pas dix secondes sans que mon corps me le retire ou me le sabote de l’autre. […] Je ne retrouve plus l’amour des choses que je pouvais facilement saisir au vol, plus rien ne m’est naturel. (p. 93)

Il est des toutes petites phrases comme ces parfaits inconnus indélicats que l’on croise un soir à un dîner chez des amis, dont on ne saurait se rappeler le visage ou donner le nom, mais qui vous blessent pour la vie. (p. 98)

 Max Linder rend visite à Charlie Chaplin, Hollywood, 1917

Stéphane Olivié-Bisson - Max (Cambourakis, 2019)

Commentaires

  1. C'est original et très sympa de présenter un bouquin via ses extraits ! Chouette idée !

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    1. En fait, ce n'est pas aussi original que tu le penses : c'est juste un moyen pour moi de consigner les passages qui m'ont le plus "parlé" sans que je doive n'en faire qu'une sélection pour rendre ma chronique plus facilement lisible si je les intégrais directement dans mon texte. Il m'est déjà arrive d'accompagner ma chronique de deux billets d'extraits !!!!!

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