Un livre ne vient jamais seul

Je ne sais si c’est une particularité française, mais on aime ça, les listes par chez nous.
Dans son cahier spécial, Le Monde n°23317 daté du samedi 28 décembre 2019 publie Les 101 romans des lecteurs du Monde, une liste « garantie sans algorithmes ni colorants », établie par 26 000 lecteurs du quotidiens, invités à partager leurs 5 romans préférés parmi la liste des 70 000 chroniqués sur la plateforme SensCritique.

Dans son papier d’introduction, Luc Bronner, le Directeur de la rédaction, prévient : « Elle surprendra. Elle déconcertera. Elle rassurera. Elle fera l'objet de débats. Mais, surtout, elle donnera envie de lire et de relire, encore et encore. »
Et effectivement, il y aurait de quoi débattre sur la nature des critères qui ont présidé aux choix des lecteurs pour aboutir à cette liste des 101 où J.K. Rowling coiffe au poteau Céline et Proust, et où Harry Quebert fait la nique fort peu galamment à Anna Karenine.
Je me  suis amusé à comptabiliser les romans que j’ai lus dans cette liste, qui fait la part belle aux classiques, et je n’ai pas été déçu. À peine une petite vingtaine, le premier roman que j’ai en commun n’arrivant qu’en 7e position (L'Étranger, de Camus).

Mais le plus intéressant dans cette liste qui vaut ce qu'elle vaut, c’est la rubrique Idées qui l’accompagne, dans laquelle un auteur et deux libraires se font les chantres de la librairie. (malheureusement encore dans cette opposition systématique à l’ "e-monstre". Ne peut-on chanter les louanges des uns sans automatiquement dénoncer les vices des autres ?)
J’ai sélectionné ci-dessous les extraits de chacune des interventions qui m’ont le plus parlé. Je suis sûr que parmi eux certains vous parleront aussi.


Marie-Rose Guarniéri, fondatrice de la Librairie des Abbesses
« Lorsque nous allumons nos lustres au petit matin, l'orchestre s'illumine, prêt à jouer. À nous de tendre l'oreille pour capter sa musique. Surtout ne pas relâcher l'attention, ne pas manquer les notes du triangle ni des maracas, veiller à ce qu'ils ne soient pas insonorisés par les clairons... »

« Depuis toujours, nous regardons aussi les lecteurs, postés mystérieusement devant cette constellation. Ils semblent être aspirés dans un temps hypnotique... […] Cette navigation unique entre passé, présent et avenir, leur mémoire et la mémoire des livres, le connu et l'inconnu les fait traverser de façon instantanée mille émotions, mille époques, mille pensées... »

« Avoir affaire à des livres juxtaposés dans un espace clos peut paraître ordinaire : c'est pourtant l'essence même de la librairie que d'offrir une cosmologie d'autres, un concentré de notre humanité... »

« Une table de libraire se façonne livre par livre, grâce à des lectures, un arbitraire, une mémoire. La beauté de notre offre est à la fois lacunaire et subjective. »


Anne-Marie Garat, auteur
« Les GAFA ne créent aucun lectorat, aucune émulation intellectuelle, ils siphonnent juste la librairie indépendante. Or, s'il est encore une ruche magique qui produise le miel du butinage artisanal, un lieu de résistance à l'abrutissement systémique, c'est la librairie de quartier […]. »

« […] chaque livre transitant de la main à la main, du cœur au cœur, d'âme à âme, enferme une valeur d'échange, d'ordre spirituel, plus-value d'une empreinte qui affecte son contenu quel qu'il soit. 
Car chaque livre se souvient de la circonstance, du moment et de l'endroit, de la personne par qui nous en fut échue la lecture, ce temps d'appropriation intime soustrait au bruit du monde par lequel nous sommes mieux au fait de notre existence, plus vivants. »

« […] la librairie est un havre de lenteur à échelle humaine, en contradiction avec la vitesse totalitaire. Là se réconcilient les temporalités paradoxales de l'écriture au noir, si lente, méditative - des mois, des années - et celle de la lecture - quelques heures ou jours ; celle de la mémoire des littératures et de son expérience au présent. »


Christian Thorel, directeur de la librairie, Ombres Blanches, Toulouse (1979-2019)
« La vue, l'odorat, l'ouïe, le toucher. Dans nos relations aux livres, aux bibliothèques et aux librairies, c'est tout cela que l'on convoque.
[…] un livre ne vient jamais seul. Il y a dans la lecture un engagement personnel, qui vaut autant celui du corps que celui de l'esprit. »

« […] répondre aux interrogations d'un lecteur sur un livre, un auteur, une lecture, n'est pas sans risque. Il faut "les mots pour le dire", et la technique, celle des données, justement, ne peut excéder le statut d'un recours pour la mémoire, quand elle hésite.
Le lien avec un lecteur en recherche d'un conseil consiste à résoudre des équations aux origines souvent subjectives. En librairie, le fonds n'est pas seulement proportionnel à l'espace. Le libraire, par ses choix, "fait catalogue". Il acquiert la confiance de ses lecteurs par la qualité de son offre et par ses capacités à se guider lui-même (et à les guider) dans une diversité de jour en jour plus prolixe. C'est bien le temps que le libraire essaie de maîtriser en conservant le plus longtemps possible, en donnant à voir, à lire, à toucher, à entendre. C'est ici, dans le bousculement de livres d'hier, d'avant-hier, et d'aujourd'hui, que se noue le désir du lecteur et s'opère une élection. »