Pour avoir l’audace d’écrire, il faut oublier ceux qui nous ont devancé

Marie-Aude Murail (à gauche), avec sa sœur et ses parents, 1972 (coll. personnelle)

Je n’éprouve pas pour ma part les symptômes précurseurs de la maladie d’Alzheimer, mais j’ai l’impression que le matériau psychique qui me constitue, au lieu de s’épaissir au fil des années, s’est aminci au point que je ne suis plus qu’un trait dans l’azur. (p. 7*)

Je ne mémorise rien, je ne serai jamais quelqu’un de cultivé, je ne pourrai jamais briller en société, ma vie est un désastre. (p. 8*)

On me mit ma première robe à trois mois, et voilà trente ans que je n’en porte plus. Quand j’avais une nouvelle toilette, maman me soufflait : « Va te montrer à papa. » Je me montre à papa, qui fait « Hmm ? » et me regarde avec des yeux qui ne voient pas. Avons-nous été des enfants délaissés ? Je me suis posé la question en revenant de chez Béatrice dans la nuit havraise.
« Les parents qui s’aiment n’engendrent que des orphelins. » Stevenson
(pp. 82-83*)

Notre maîtresse aimait faire des distributions. Une fois par semaine, chacune de nous avait droit à une bouteille de lait chocolaté avec une paille, sauf la malheureuse qui ne pouvait pas en boire. En ce temps-là, on n’était pas allergique, on ne digérait pas le lait ; de la même façon qu’on n’était pas dyslexique mais gaucher contrarié, et pas phobique scolaire mais paresseux. C’est comme la plaque nerveuse et la pelade psycho-somatique, les noms changent, mais on ne sait toujours pas vous soigner. À la fin de l’année, la maîtresse distribuait les fournitures qui restaient dans son armoire. On pouvait nous rendre heureux avec un crayon HB. (p. 92*)

Quand maman m’avait fait part de son impression que le temps s’accélérait au fil des années, je n’avais pas compris de quoi elle me parlait. Les étés, les dimanches, les cours de latin semblaient ne jamais devoir finir. Maintenant, je comprends. C’est toujours lundi ou c’est déjà vendredi, et quel effroi de voir une fois de plus les guirlandes de Noël barrer les rues ! (p. 99*)

Je vois les vertus de l’oubli quand j’écris. Pour avoir l’audace d’écrire, il faut oublier ceux qui nous ont devancé. (p. 101*)

Je me dis en les comparant que jamais je ne me serais lancée dans l’exploration de ce passé si j’avais eu entre les mains des manuscrits tapés à la machine. C’est l’écriture manuscrite qui m’a attirée, car elle retient la chair et le sang. (p. 110*)

Le jour où elle apprit par courrier que la tumeur dont elle avait été opérée s’était révélée cancéreuse à l’examen, maman me demanda : « Pourquoi moi ? », question que je pensais sans réponse et qui m’a fait écrire dans Dinky rouge sang : « Il y a des pourquoi qui sont veufs de parce que. » (p. 111*)

Sonder les gouffres que les morts ont laissés en nous n’a rien de mortifère. Ce qui l’est au contraire, c’est de croire qu’on « fait son deuil ». Expression stupide. On ne fait pas son deuil, on regarde à côté. Et on a tort.
« On ne se console pas de la mort de celui ou de celle qu’on aime parce que le temps passe, que la plaie se referme et que l’on finit par oublier. Bien au contraire : on s’en console lorsqu’on arrive à vivre une sorte de compagnonnage heureux avec son mort. Je crois qu’il y a là une étrange réalité, dont personne n’ose parler : non seulement nous vivons avec nos morts, mais cette relation intérieure que nous avons avec eux est une des choses les plus intenses et les plus belles qu’il nous soit échu de vivre. » Alexandre Lacroix
(p. 145*)

C’est une belle lettre. Je ne sais pas l’effet qu’elle me fit. Aujourd’hui, j’en suis heureuse. Il y a peut-être des lettres qui arrivent à destination quarante ans plus tard. (p. 151*)

La vérité, mon cher Jules, est une suite de masques qu’on s’arrache. Chaque acte obéit à ces trois motivations que j’avais repérées dans mon journal d’adolescente : celle qu’on avoue aux autres, celle qu’on ne s’avoue qu’à soi, celle qu’on ne s’avoue même pas. (p. 230*)


* sur ma liseuse 
Marie-Aude Murail - En nous beaucoup d'hommes respirent (L'iconoclaste, 2018)

Commentaires