The Nickel Boys, Colson Whitehead
Dans les années 1960, les États-Unis sont régis depuis près d’un siècle par les lois Jim Crow, une série d’arrêtés qui instituent la ségrégation raciale dans tous les lieux et services publics, la légitimant ainsi de fait.
À cette même époque, le Civil Rights movement militant pour l’égalité de droits pour tous et l’abolition de la ségrégation raciale est en plein essor ; les manifestations se multiplient à travers l’Amérique, avec à leur tête des figures charismatiques comme le révérend Martin Luther King.
La perspective d’un avenir meilleur et plus juste que celui de leurs aînés est une cause synonyme d’espoir à laquelle beaucoup d’adolescents afro-américains veulent croire.
Elwood est de ceux-là, même si sa grand-mère qui l’élève ne voit pas son engagement d’un très bon œil. Car si elle apprécie le vent de changement que font souffler ces manifestations sur le pays, elle préfère s’en tenir éloignée : toute pacifiques qu’elles sont, elle sait qu’elles sont possiblement source de problèmes.
Harriet s’est toujours efforcée d’éduquer au mieux son petit-fils et de lui inculquer de hautes valeurs morales. Elle n’est certainement pas étrangère au fait qu’Elwood, qui aide l’épicier après les cours pour payer ses études, soit un excellent élève, le meilleur de sa classe même. Tant et si bien, qu’il se voit offrir la possibilité de suivre des cours à l’université noire de la ville voisine.
Mais dans la Floride de 1963, aucun jeune garçon noir, aussi honorable et respectable soit-il, n’est à l’abri de l’arbitraire des Blancs, surtout quand ceux-ci revêtent l'uniforme de a police. Et quand le destin s'n mêle, il suffit que le vélo avec lequel Elwood comptait se rendre à l’université soit hors d’usage pour qu’il se voie condamné quelques jours plus tard en centre de redressement .
Dans les premiers temps, Elwood pense avoir eu de la chance ; plutôt que d’être envoyé en prison, il se retrouve à la Nickel Academy où il est censé continuer à suivre ses cours pour reprendre, en sortant, le chemin de l’université. Mais il ne lui faudra pas longtemps pour comprendre que sous des dehors respectables et éducatifs, ce qui lui apparaît comme une faveur n’est qu’un lieu où sont concentrées toutes les inégalités en vigueur à l’extérieur des grilles… mais en pire.
À la Nickel Academy, Blancs et Noirs sont logés dans des bâtiments séparés, et si les conditions de vie y sont plus que spartiates pour tout le monde, celles des Noirs sont plus misérables encore. Les cours et activités de réinsertion manuelles ne sont rien d’autre que du travail forcé. L’argent, les denrées et les matériaux destinés à l’éducation des enfants et à l’entretien des bâtiments sont frauduleusement détournés au bénéfice des notables Blancs locaux.
La règle selon laquelle une bonne conduite et de bons résultats ont valeur de sortie anticipée n’est que poudre aux yeux. On ne laisse pas sortir si facilement une main d’œuvre gratuite et corvéable à merci.
Il n’y a d’autre règle à la Nickel Academy que celle du plus fort et surtout celle de l’arbitraire et du bon vouloir des personnels encadrants. La violence, les mauvais traitements, les abus en tout genre sont monnaie courante. Elwood va l’apprendre à ses dépens : pour avoir voulu séparer deux garçons qui se battaient, il va être envoyé à la White House.
Dans ce petit baraquement à l’écart, les gardiens s’en donnent à cœur-joie pour corriger n’importe laquelle de leurs proies, victime de leur humeur du moment : le bruit de l’énorme ventilateur industriel enchâssé dans un des murs couvre commodément les hurlements des gamins sauvagement fouettés, parfois jusqu’à ce qu’il faille leur ôter des lambeaux de leur pantalon incrustés dans les balafres laissées par les lanières de cuir. Mais, pire encore, pour certains, le passage à la White House est sans retour.
Dans ce climat d’avilissement et d’aliénation, Elwood va se lier d’amitié avec Turner, aussi cynique et pragmatique que lui est naïf, attaché à des idéaux rendus anachroniques dans un endroit aussi corrompu que la Nickel Academy. Si Elwood se soucie des autres et de la justice comme le prône Martin Luther King dans les discours qu'il ne se lasse pas d'écouter, Turner ne pense qu'à sauver sa peau et à la meilleure façon de rester à l’écart des coups et de la tyrannie des gardiens. Pourtant, les deux garçons pourront compter l’un sur l’autre pour surmonter les épreuves de leur incarcération, survivre à la violence et, qui sait, peut-être quitter un jour cet enfer.
Deux ans après The Railroad Underground, Colson Whitehead revient avec une autre page sombre de l’histoire afro-américaine : The Nickel Boys, aussi resserré (173 pages au compteur de ma liseuse) que la précédente était ample, aussi ancré dans la réalité que l’autre flirtait avec le fantastique. Et pour moi, un roman bien meilleur et plus saisissant encore.
Le point de départ de The Nickel Boys est la découverte en 2012 de tombes anonymes autour de la Arthur G. Dozier School for Boys, à Marianna, en Floride, une maison de redressement ouverte en 1900 et fermée en 2011. L’examen minutieux des restes retrouvés témoigne des mauvais traitements, passages à tabac, tortures, mutilations, viols subis par les garçons. Plus de 55 tombes ont déjà été recensées et d’autres n’ont toujours pas été étudiées.
Whitehead ouvre son roman sur Elwood regardant un reportage télévisé sur les fouilles en cours en Floride, qui fait remonter à sa mémoire une période qu’il a tout fait pour oublier.
Plutôt que de s’appesantir inutilement (et vulgairement) sur la description des actes de violence
Whitehead préfère étudier les répercussions de ces violences sur le comportement des adolescents, comme Elwood et Turner. Est-il possible de parler de ce qu’on a vécu là-bas, même des dizaines d’années après en avoir réchappé ? Parvient-on à mettre des mots sur l’enfer ?
Ce qui fait toute l’horreur de The Nickel Boys, ce ne sont donc pas tant les descriptions des passages à tabac que la tension constante née de l’incertitude dans laquelle vivent les enfants. Les règles se font et se défont en un clin d’œil, selon le bon vouloir de leurs tourmenteurs : faire le bien ne les protège pas des rossées et leurs mauvaises actions ne sont pas systématiquement réprimandées. Et quoi qu’ils fassent, de quelque façon qu’ils se comportent, les actes les plus anodins peuvent à tout moment les mener tout droit à l’horreur.
De temps à autre, Whitehead insuffle un peu d’humour bienvenu, principalement en la personne de Jaimie, jeune latino régulièrement baladé du bâtiment des Noirs à celui des Blancs, pour revenir à l’un puis à l’autre, selon que les gardiens en service le considèrent trop foncé ou trop clair… attendant, impassible et fataliste, le jour où ils finiront par se mettre d’accord sur son cas !
Au travers de la Nickel Academy, Colson Whitehead interroge le racisme dans la société américaine et la situation des Noirs aux États-Unis, notamment en matière d’exactions policières et d’inégalité de traitement par la justice dont les dérives font toujours régulièrement l’actualité. La droiture, la foi en la justice et en l’espèce humaine suffisent-elles à triompher à coup sûr de l’immoralité et de la perversité réunies ?
The Nickel Boys est un roman moralement éprouvant, puissant et profondément émouvant, mené de main de maître et couronné par un finale à couper le souffle.
Indispensable.
The Nickel Boys - Extraits
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« Un roman puissant et forcément parfois difficile, avec en prime des extraits de textes de Martin Luther King Jr qui permettent au jeune Elwood de résister. Un portrait très juste de l’Amérique raciste des années 60, que j’ai juste trouvé trop court ! » Electra
“Whitehead’s novel makes me question in what ways ordinary people are complacent in the exploitation of others. It’s also a poignant reminder of how brutally people suffered during segregation in America which is something which should be obvious but as one character notes it is “hard to remember sometimes how bad it used to be.” But outside of these larger issues, this is novel which vividly and skilfully tells the stories of several characters trapped in a brutal system in a way which is rousing and memorable.” Eric Karl Anderson
Pour aller plus loin
Real-life “Nickel Boys” speak out about their abuse - Sur Electric Literature, Avery J.C. Kleinman profite de la sortie du roman de Colson Whitehead pour faire entendre les témoignages de survivants de la maison de redressement qui a servi de modèle pour The Nickel Academy.
Colson Whitehead - The Nickel Boys (Doubleday, 2019)
Ah bah ça alors, si tu dis "incontournable"... The Railroad underground ne m'avait pas complètement convaincue, mais je note celui-ci comme prioritaire !! Il n'est pas encore sortie en VF ?
RépondreSupprimerJ'ai eu aussi quelques réserves avec The Underground Railroad. Je n'en ai aucune avec The Nickel Boys.
SupprimerUne personne sur FB m'a appris que la traduction française était repoussée et prévue pour septembre 2020. A suivre...
J'attendais ton avis... Je le veux !!!
RépondreSupprimerN'hésite pas !
SupprimerJ'ai énormément aimé The underground railroad... et tu dis qu'il est encore meilleur !!! Mais voilà, il faudra que j'attende sa sortie en français. C'est malin, ça, tu me mets l'eau à la bouche et pfff... je ne peux pas le lire...
RépondreSupprimerA mes yeux, The Nickel Boys est bien meilleur, oui, parce que plus resserré, il va direct à l'essentiel et s'affranchit du superflu. Ça lui confère d'autant plus d'impact. Et à la fin, il te retourne complètement. Bien joué !
SupprimerGarde ce titre bien en mémoire et d'ici 9 mois, tu vas te régaler :)
Comme Krol, j'attends avec impatience la sortie en français (je sais, je pourrais lire en VO, mais par flemme et peur de perdre de la subtilité du texte avec ma maîtrise imparfaite de l'anglais, je préfère attendre...)
RépondreSupprimerSincèrement, le style de Whitehead est tout à fait à la portée de quiconque est capable de lire en anglais. Il y a peu d'effets, ça devrait être tout à fait à ta portée. Mais c'est vrai que la lecture en VO est souvent plus lente quand elle demande plus d'efforts... En même temps, je soupçonne que tu ne dois pas être en mal de lectures et que tu pourra patienter facilement jusque septembre prochain ;-)
SupprimerJe devrais patienter moi aussi, mais visiblement ça vaut le coup. Ceci dit, mieux vaut attendre d'être en forme pour s'y attaquer, on ne ressort pas tranquille de toutes ces histoires qui montrent que l'homme est capable de tout.
RépondreSupprimerMalheureusement, les occasions de s'en rendre compte sont aussi très nombreuses hors les livres. Le quotidien est de plus en plus anxiogène, je trouve.
SupprimerIl va de soi que je ne peux pas passer à côté ! (quand il sortira en français du moins).
RépondreSupprimerIl faut guetter les sorties chez Albin-Michel. Le report de la sortie à septembre prochain ne m'a pas été confirmé.
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