La vérité sur 'Dix Petits Nègres', Pierre Bayard



Dix petits nègres s'en furent dîner,
L'un d'eux but à s'en étrangler
N'en resta plus que neuf.

Neuf petits nègres se couchèrent à minuit,
L'un d'eux à jamais s'endormit
N'en resta plus que huit.
...
Un petit nègre se retrouva tout esseulé
Se pendre il s'en est allé
N'en resta plus... du tout.


*   *   *   *   *   *
De même qu’il est avéré que les assassins retournent sur les lieux de leur crime, ils finissent toujours, un jour ou l’autre, par se trahir, victimes d'un excès d’arrogance et de confiance en eux.
L’assassin du roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres, n’échappe pas à la règle, même s’il lui a fallu 80 ans pour sortir du bois et s’attribuer haut et fort tous les mérites de son acte.  Le besoin de braquer sur lui tous les projecteurs est devenu irrépressible.
Car c’est bien l’orgueil d’avoir berné son monde toutes ces années qui le/la pousse (on dénombre trois femmes parmi les personnes présentes) à venir démontrer comment iel* a réussi à faire passer un autre des personnages pour le meurtrier, même aux yeux de sa créatrice !

Pur narcissisme... ou clin d’œil à un autre des plus célèbres romans de la Reine du crime, Le Meurtre de Roger Ackroyd, c’est donc en son nom, et à la première personne, que le véritable assassin prend la parole dans l’essai de Pierre Bayard, La vérité sur 'Dix Petits Nègres'.
Point après point, le narrateur/la narratrice dissèque la mécanique mise en place par Agatha Christie, en examine méticuleusement tous les rouages et met en évidence chacune des failles et des incohérences.

Sans doute cette existence n’est-elle pas d’une plénitude identique pour chacun d’entre nous. Certains personnages – pensons à Œdipe ou Hamlet – s’imposent avec force dès leur création et ne semblent perdre, comme régénérés par les lectures successives, aucune vitalité au fil des siècles, quand d’autres ne possèdent qu’une énergie faible et s’anémient à mesure que passent les générations.
C’est donc l’intensité avec laquelle les lecteurs s’intéressent à nous – intensité qui peut s’accroître ou s’atténuer avec le temps – qui nous donne l’existence et nous maintient en vie. En cela, il est vrai que nous ne sommes pas des créatures complètes puisque notre énergie vitale dépend en partie des autres. Mais n’en va-t-il pas de même, après tout, pour la plupart des êtres animés ?
(p. 54 sur ma liseuse)



Rouvrant le dossier de ce cold case, le narrateur/la narratrice commence par résumer l’affaire et reprend un à un les faits et gestes des personnes en présence sur l’île du Nègre.
Iel souligne ensuite les invraisemblances de certaines situations (météo, géographie et topologie de l’île, timing des meurtres...) et les contradictions entre certains faits et la psychologie de leurs auteurs.
Enfin, iel s’intéresse aux subterfuges (illusions d’optique, procédés cognitifs...) utilisés pour aveugler le lecteur, détourner son attention vers l’anodin pour mieux occulter l’essentiel (à l’instar des magiciens), jouer avec sa crédulité et ainsi lui faire avaler les couleuvres les plus indigestes.

Pour mener à bien sa démonstration, l’assassin s’appuie sur l’étude minutieuse d’autres récits de lieux clos que l'on doit à d'autres auteurs comme Edgar Poe, Conan Doyle, Gaston Leroux ou John Dickson Carr, et fait aussi des parallèles avec deux autres romans d’Agatha Christie,  Meurtre au soleil (Les Vacances d’Hercule Poirot) et ABC contre Poirot, dans lesquels iel relève de nombreuses analogies avec Dix Petits Nègres.
À l’issue de ce raisonnement, on envisage les faits sous un angle différent de telle sorte qu’il ne peut plus y avoir qu’un(e) seul(e) coupable... qui n’est pas cellui désigné(e) par Agatha Christie !
S’il n’est point besoin d’avoir lu le roman avant de lire cette contre-enquête puisque l’intrigue est résumée et les personnages présentés dès l’entrée en matière, (mais y a-t-il encore des lecteurs de plus de 20 ans d’âge qui n’ont pas lu ce classique de la littérature policière ?) il peut-être intéressant de le relire à la lumière des indices qui viennent d’être divulgués.



C’est à une analyse fort intéressante, à la fois érudite et divertissante, que s’adonne Pierre Bayard dans La vérité sur 'Dix Petits Nègres'. Il faut être sacrément gonflé pour faire de la Reine du crime la pionnière des fake news qui empoisonnent désormais notre quotidien !
Mais l’homme, professeur d’université et psychanalyste, n’en est pas à son coup d’essai ; il s’est déjà livré par le passé à déconstruire deux monuments de la littérature policière (Le Meurtre de Roger Ackroyd et Le Chien des Baskerville) pour mieux en laisser transparaître les invraisemblances, profitant au passage pour donner sa version des faits et l’identité du vrai coupable.

L'hypothèse qu’il présente ici tient la route ; les arguments sont pertinents et la démonstration en béton fait paraître plus rocambolesques encore certains procédés auxquels Agathe Christie a eu recours. Sauf que...
Sauf que d’une certaine façon Pierre Bayard ne joue pas totalement le jeu et mystifie à son tour le lecteur en faisant intervenir un élément qui ne figure pas dans le roman original... Mais puisqu’il y a autant de lectures possibles d’un même livre qu’il y a de lecteurs, il n’est pas impossible que l’un(e) d’elleux propose un jour une hypothèse sans faille.
Pierre Bayard est brillant et fait preuve d'une délicieuse malice mais quoi qu’il en soit, même si elle peut paraître abracadabrantesque par certains aspects, la version originale telle qu’imaginée par Agatha Christie garde ma préférence. Ne serait-ce que parce qu’elle charrie avec elle quelques particules du jeune lecteur que j’étais quand je l’ai dévorée.

*je sens que ça va en énerver plus d'un(e) mais pour de pures raisons de praticité,
j'utiliserai dans ce post les codes de l'écriture inclusive 

qui me permettent de ne pas divulgâcher le genre de l'assassin, 
alors ne vous étonnez pas de voir apparaître des associations de lettres bizarres, ici et là.

 *   *   *   *   *   *
« Une lecture vraiment amusante, à faire attention à ne pas prendre au premier degré, ce qui peut très facilement se faire. J'ai vu des lecteurs s'énerver de ce tour de passe de l'auteur. Personnellement, je l'ai lu comme un délire vraiment bien mené et intéressant. J'ai bien aimé l'idée d'étudier un roman policier sous d'autres angles et de voir surgir d'autres possibilités. C'est assez palpitant. »   A_girl_from_earth

« Sans rien n'enlever au charme des Dix petits nègres, cet essai fort réjouissant est instructif.  Même si j'ai un petit bémol pour une des explications concernant l'identité du meurtrier, j'ai beaucoup, beaucoup aimé. »   Clara

« Le meurtrier (qui se désigne comme le vrai) nous offre une autre lecture des faits, et une autre solution, laquelle n’est ni plus ni moins tirée par les cheveux que l’initiale. Le nouveau meurtrier a beau discuter l’invraisemblance de la mise en scène imaginée par l’auteur pour désigner le  premier coupable, il ne fait qu’en substituer une autre, qui se tient aussi bien, avec des éléments pas toujours  dissemblables. »   Dominique

« Agatha Christie a tout faux ou presque, et Pierre Bayard se fait fort d'utiliser les bons indices pour faire éclater la vérité. Son narrateur/narratrice n'est autre que le/la coupable, qui commence bien sûr par raconter l’histoire telle que narrée par Agatha Christie, se lance dans un passage passionnant sur les illusions d'optique, les biais cognitifs, puis enfin (tadam!) nous embarque dans son explication. »   Keisha

« Ce qui compte ici, c'est moins le nom du coupable que le brio de la démonstration car, comme toujours chez Pierre Bayard, c'est extrêmement brillant. Et plus sérieux qu'il n'y parait. Car l'auteur se livre par la voix de son mystérieux personnage à un exercice de théorie littéraire, interrogeant le statut du personnage et l'univers de la fiction. »   Papillon

« Nul besoin de connaitre le roman par cœur (comme moi mettons), Pierre Bayard nous le décortique minutieusement avant de le déconstruire, tout en gardant quelque chose d’allègre, voire de Christien, dans son écriture et en particulier dans la confession du supposé vrai criminel (moi j’en resterai à la proposition d’origine mais je dois dire que c’était astucieusement vu). Bigrement intelligent. »   Yueyin

Christine Marcandier (Diacritik) et Pierre Bayard : entretien autour de La Vérité sur "Dix petits nègres" (4 février 2019)
 
Pierre Bayard - La vérité sur 'Dix Petits Nègres' (Minuit, 2019)

Commentaires

  1. alors étrangement, ce livre me fait fuir ! pas du tout envie de voir quelqu'un s'amuser à "démonter" un classique pour prouver quoi ? qu'il est plus malin ? il n'a jamais eu l'idée de départ.. il veut faire " transparaître les invraisemblances" ?- je trouve cela tellement facile de démonter le travail des autres ... bref, je reste sur Agatha (je suis fan d'Hercule, le sais-tu ?) et je vais relire ce classique, tu as raison !

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    1. Je n'ai pas du tout considéré cet essai comme un procès fait à la sottise d'Agatha Christie, encore moins comme une hagiographie à l'intelligence de son auteur.
      Non, c'est juste une "exercice d'esprit", un casse-tête qui fait fonctionner les petites cellules grises, comme on ouvrirait une horloge, qu'on décortiquait son mécanisme et qu'on cherchait à voir là où ça grince...
      Et puisque tu es fan de ce roman, je te recommande chaudement la récente adaptation de la BBC,.. si tu ne l'as pas déjà vue :)

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  2. Je l'ai cherché, pas trouvé... on verra plus tard ! mais il a attisé ma curiosité !

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    1. C'est une lecture intéressante, vraiment. Après, on adhère ou pas à la conclusion, mais tout le raisonnement est très bien mené.

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  3. Tout ça me tente beaucoup ! J'étais déjà tenté par celui consacré au Meurtre de Roger Ackroyd mais j'ignorais pour Le Chien des Baskerville que j'adore !

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    1. La première fois que j'ai entendu parler de cet auteur, c'est moi aussi par son essai sur le Meurtre de Roger Ackroyd. Le hasard a voulu que je tombe sur celui-là d'abord, mais j'espère bien réitérer l'expérience plus tard.

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  4. Je préfère moi aussi la version originale qui a été un de mes coups de coeur d'enfance (de pré-adolescence disons), une de mes premières claques à la découverte de l'assassin, mais je salue bien bas la performance de Pierre Bayard ici.

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    1. Je te rejoins sur tout ce que tu dis.
      Je crois qu'on est nombreux, lecteurs/trices, à avoir entamé nos lectures d'"adultes" avec Agatha Christie et notamment ses "monuments" que sont Dix petits Nègres, Le Meurtre de Roger Ackroyd, Mort sur le Nil ou encore Le Meurtre de l'Orient-Express :D

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  5. Moi je suis fan d'Agatha ET de Pierre Bayard, là!!!

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  6. merci d'avoir cité mon article! Pierre Bayard démontre, une fois de plus, qu'il est aussi bon qu'Agatha Christie!

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    1. J'ai eu du mal à retrouver qui se cachait sous ce pseudo de Dizzy Polder !!! :D Oui, la démonstration de Bayard est brillante.

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  7. Je l'avais déjà noté, d'autant plus intéressée que j'ai joué cette pièce, il y a très très longtemps !

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    1. Si tu as toujours le goût du théâtre et d'A. Christie, la Librairie Théâtrale publie huit de ses pièces

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  8. Je suis partagée... D'un côté comme Electra je me suis dit "mais de quel droit??!" et d'un autre, je suis très intriguée par cette nouvelle enquête ! Alors peut être un jour !

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    1. Quand tu auras envie de te laisser prendre dans les rets de la réflexion de P. Bayard, je suis persuadé que tu apprécieras :)

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