Tant de volupté touchait à la douleur

Greta Garbo - The Painted Veil (Richard Boleslawski, 1934)

Fille d’un magistrat sans fortune, n’ayant qu’une sœur – Doris – plus jeune et beaucoup moins jolie qu’elle, Kitty Garstin, malgré d’éclatants succès mondains, avait atteint vingt-cinq ans sans trouver un parti. […] Jamais il ne serait venu à l’esprit de Mme Garstin que son affabilité encombrante eût pu effaroucher les jeunes gens, beaux partis ou héritiers d’un titre, dont elle avait encouragé les visites avec trop de cordialité. Elle attribuait le fiasco à la stupidité de sa fille.
Alors, Doris fit son entrée dans le monde. Son nez obstruait le milieu de son visage insignifiant et sa taille était mal tournée. Elle ne savait pas danser.
Pourtant, dès la première saison, elle se fiança à Geoffroy Dennison. Fils unique d’un chirurgien réputé qui avait reçu pendant la guerre un titre de baron, Geoffroy devait hériter d’une très jolie fortune et du titre. Il n’est pas très reluisant de s’anoblir à coups de bistouri, mais un titre, grâce à Dieu, est toujours un titre.
Affolées, Kitty épousa Walter Lane.
(p. 17)

- Savez-vous pourquoi je vous ai épousé ?
- Pour être mariée avant votre sœur Doris.
C'était exact. Mais Kitty reçut un choc en découvrant qu'il ne l'ignorait pas. À sa peur et à sa fureur se mêla une pitié inattendue. Walter souriait faiblement.
- Je n'avais pas d'illusion, reprit-il. Je vous savais frivole, sotte et superficielle. Mais je vous aimais. Je savais la mesquinerie de vos visées et la médiocrité de votre idéal. Mais je vous aimais. Je faisais un effort grotesque pour prendre plaisir aux choses qui vous amusaient et pour vous dissimuler que je n'étais ni ignorant, ni vulgaire, ni médisant, ni bête. Je connaissais votre répulsion pour l'intelligence et je tâchais d'égaler à vos yeux la nullité de vos amis. Je savais que vous m'aviez épousé par raison. Cela m'était égal, je vous aimais tant ! La plupart des êtres se sentent lésés quand ils aiment sans réciprocité. Ils en nourrissent de l'amertume et de l'aigreur. Ce n'était pas mon cas. Je n'ai jamais espéré être aimé de vous. Comment m'y serais-je attendu ? Je ne me suis jamais trouvé séduisant. J'étais reconnaissant d'être autorisé à vous aimer.
(pp. 48-49)

Elle souhaitait de le mépriser, car, tant qu’elle ne ferait que de le haïr, elle se savait bien près de l’aimer encore. (p. 78)

Vous savez, ma pauvre petite, ce n'est pas dans le travail ni dans le plaisir, dans le monde ou dans un couvent que l'on trouve la paix ... c'est en soi. (p. 106)

Mais la grande affaire, c'est d'aimer, non pas d'être aimé. Éprouvons-nous même de la reconnaissance pour ceux qui nous aiment ? Si nous ne partageons pas leur sentiment, ils ne réussissent qu'à nous importuner. (p. 113)

Certains d'entre nous cherchent la vérité dans l'opium, d'autres en Dieu, dans le whisky ou dans l'amour. C'est toujours la même poursuite, et elle ne mène nulle part. (p. 130)

- Supposons qu'il n'y ait pas de vie éternelle, et si la mort était la fin de tout, un passeport pour le néant, ne serait-ce pas une duperie pendable pour tous ceux qui lui ont consacré leur existence ?
Waddington réfléchit.
- Je me le demande. Peu importe qu’elles aient poursuivi une chimère. Leurs vies, en elles-mêmes, sont magnifiques. Seule, la beauté que les hommes réussissent parfois à faire naître du chaos rend supportable : la peinture, la musique, les fleurs, une vie bien vécue. Rien ne vaut une existence harmonieuse. Voilà la parfaite œuvre d'art.
(p.146)

- Avez-vous jamais assisté à un concert symphonique ? continua-t-il.
- Oui, dit-elle souriante. Je ne connais rien à la musique, mais je l’aime.
- Chacun des musiciens ne pense qu’à son instrument. Croyez-vous donc qu’il suive les harmonies compliquées qui se déroulent dans l’air indifférent ? Il n’a souci que de sa modeste partie. Mais il sait la beauté de l’œuvre et, même si personne n’écoutait, il serait heureux d’y collaborer.
(p. 147)


Somerset Maugham - La passe dangereuse (10/18, 2007) [1925]
The Painted Veil - Traduction de l’anglais (Royaume-Uni) : Mme Émile-R. Blanchet

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