Il était content. Hélène était désamorcée. Et dire qu’ils n’avaient même pas cinquante piges.
Bieke Depoorter - From the Ou-Menya series (2008-209) (site web) |
On n’est pas sérieux quand on a...
C'est drôlement doux, une fille, on ne s'y fait jamais complètement.Celle-là s'appelait Stéphanie Chaussoy.
Anthony vivait l'été de ses quatorze ans. Il faut bien que tout commence. (p. 20)
Le petit moteur crépitait rageusement dans les ruelles. Sur son passage, les gens ne voyaient rien qu’une silhouette maigre, deux bras filiformes sortis d’un t-shirt extra-large. Aussitôt, ils tiraient de cette vision et de la gêne occasionnée des conclusions politiques. Dans la poitrine de Hacine, un cœur de dix-sept ans était pris dans les barbelés. Il était évidemment exclu pour lui de s’arrêter aux feux. Il n’en pouvait plus. La mort devenait par instants un sort enviable. (p. 56)
Anthony appréciait Vanessa parce qu’elle lui fournissait l’entraînement nécessaire à des succès qu’il se réservait pour l’avenir (comme faire jouir Steph ou des meufs du genre). Vanessa l’aimait bien parce qu’il était endurant, naïf et malléable. Au fond, tout cela ressortait autant de l’échange de bons procédés que du malentendu. (p. 177)
Être adulte, c’était précisément savoir qu’il existait d’autres forces que le grand amour et toutes ces foutaises qui remplissaient les magazines, aller bien, vivre ses passions, réussir comme des malades. Il y avait aussi le temps, la mort, la guerre inlassable que vous faisait la vie. Le couple, c’était ce canot de sauvetage sur le rebord de l’abîme. (p. 295)
Une certaine idée de la virilité...
C’était un déconneur impénitent qui ne faisait pas spécialement rire. Anthony connaissait comme ça des tas de mecs qui plaisantaient plus par politesse qu’autre chose. (p. 28)Son vieux se trouvait juste là, assis, très calme. Il toucha sa joue mal rasée et ça produisit un beau bruit d’homme, rassurant et doux. (p. 65)
Anthony regarda son père. C’était un visage d’homme fatigué qui buvait trop et dormait mal, trompeur comme la mer. Anthony aimait ce visage. (p. 66)
...et de la féminité
Elle se mit à feuilleter le magazine en sirotant son verre. Johnny, Julia Roberts, Patrick Bruel, toujours la même chose. Avec Clem, elles aimaient bien les deux princesses monégasques, elles les appelaient les moules, ces deux idiotes accrochées à leur rocher. Les meufs n’avaient rien d’autre à foutre et elles n’étaient même pas capables de se trouver un mec potable. (p. 100)Par moments, Steph le surprenait en train de mater ses jambes, ou fouillant ses yeux. Pas spécialement malsain, mais bloqué, en arrêt. Dès qu’il se savait surpris, le gros homme se ressaisissait et lâchait ce drôle de rire encombré. Elles en avaient fait un gimmick avec Clémence. Héhein… Un rire de poitrine, poussif, QI de cinq, tout en bite. (p. 103)
Avec leurs corps empâtés, leurs épaules de bête, ils vous tournaient autour, leur haleine de cigarette, forts, des poils partout et leurs mains épaisses, écœurants et sexy, c’était trop bizarre. L’adolescente s’en méfiait et les cherchait confusément. Elle pensait aussi à ce qu’ils pouvaient faire, avec leurs grosses bagnoles allemandes et leurs cartes de crédit. Des types qui nourrissaient une famille, payaient des écoles de commerce hors de prix à des rejetons quasi demeurés, avaient un bateau dans un coin, donnaient leur avis et pensaient que devenir maire de leur village ne serait pas une mauvaise idée, avec leurs maîtresses, leurs dettes, leur cœur de veau prêt à exploser, leurs petits whiskys entre potes et leurs chemises Ralph XXL, toute cette puissance réduite à que dalle parce qu’une jeune fille.
Qu’est-ce qu’ils allaient s’imaginer ? (p. 104)
Car chaque jour, tout conspire contre ce corps. Son mari qui ne la baise plus. Ce fils pour lequel elle se ronge les sangs. Le travail qui l’affadit à force d’immobilité, de tâches dénuées de sens, de mesquineries toujours reconduites. Et le temps évidemment, qui ne sait rien faire d’autre.
Alors elle résiste. Quand elle avait dix-sept ans, c’était déjà la même histoire. Avec sa frangine, elles aimaient bien danser. Elles se tapaient des mecs, séchaient les cours. Elles s’achetaient des soutifs pointus. Elles écoutaient Âge tendre à la radio. Dans le quartier déjà, on disait les salopes, parce qu’elles refusaient la règle du compte-gouttes, celle qui fixe les étapes, la bonne mesure. Hélène avait le plus beau cul d’Heillange. C’est un pouvoir qui vous échoit par hasard et ne se refuse pas. Les garçons ont alors des yeux de veau, ils deviennent sots, prodigues, vous pouvez les choisir, les échelonner, aller de l’un à l’autre. Vous régnez sur leurs désirs imbéciles et dans cette France de la DS et de Sylvie Vartan, où les filles étaient cantonnées aux fiches cuisine et aux rôles de midinette, c’était presque déjà la révolution.
Le plus beau cul d’Heillange.
C’est ce que lui dit Gérard, un soir qu’il la raccompagne chez elle. (pp. 127-128)
On dit la salope, ce qui signifie qu’elle est une menace et qu’elle peut régler certains problèmes à l’aide de son corps. Le terme salope détermine ici une puissance injuste qu’on lui envie et qu’on voudrait juguler, par précaution, de crainte de voir certaines choses auxquelles on tient devenir soudain fragiles, du sable. La morale, en l’occurrence, poursuit un projet politique qui ne dit pas son nom, celui de contenir les possibilités de désordre que recèle Hélène. De restreindre les effets de sa beauté. De rabattre cet excès de pouvoir dont elle dispose grâce à son cul. (p. 129)
Anthony craignait surtout qu’elle se soit amourachée de Cyril, le gérant. C’était une vraie buse, mais il avait de l’allure et pouvait peut-être impressionner des gamines avec son côté poivre et sel et sa Breitling. C’était bien le genre de vieux mec retors qui tombe des minettes pour surmonter un début de calvitie. À cette idée, Anthony perdait tous ses moyens. Elle n’avait que quatorze ans, bordel. (p. 145)
À l’époque, tous les mecs lui tournaient autour et elle menait son chenil d’idiots à la baguette. Ce manège avait duré des décennies. Au fond, Hélène n’avait pas voulu renoncer à son pouvoir sur les hommes. À présent, Patrick rigolait. Le sortilège s’était dissipé complètement. Elle avait coupé ses cheveux, ses bras devenaient mous, ses joues dévalaient. Sans parler de ses seins. Il était content. Hélène était désamorcée.
Et dire qu’ils n’avaient même pas cinquante piges.
Leur tour était passé vite, ils n’avaient pas beaucoup profité. Ce sentiment de retraite produisait entre eux une entente d’un type nouveau, qui n’était plus de l’amour, mais un genre de tendresse lasse, une fidélité par dépit. Ils ne se feraient plus de mal à présent. C’était trop tard. (p. 309)
Au dedans, Coralie avait toujours souffert d’un vide. Une place, tout ce temps, était restée vacante dans son for intérieur. Océane, en arrivant, avait pris cette place, la première, l’avait comblée complètement. Tout, dès lors, s’était organisé à partir de là. L’enfant était la mesure de tout, elle justifiait l’ensemble. (p. 355)
Elle avait la voix éraillée, les dents jaunies. Sous ses yeux, des cernes flétris gardaient le souvenir des chagrins d’avant. À présent, elle ne se faisait plus tant de bile. Le môme était casé, le mari dans le trou. Les hommes qui venaient à elle savaient tout de suite à quoi s’en tenir. Elle était tranquille. (p. 380)
Nicolas Mathieu - Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018)
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