Il restait au fond de son ventre comme un ragoût de colère qui avait brûlé quarante ans
JR - Port du Havre, 13 juin 2016 (twitter) |
Degrés d’alcool
C’était un endroit historique. Les habitués disaient l’Usine, les autres n’y venaient pas. On y buvait en silence jusqu’à 17 heures, puis plus hardiment par la suite. On était alors malade, drôle ou méchant selon son tempérament. Cathy cornaquait son monde sans faiblir. Les flics ne venaient pas, puisqu’elle savait faire avec les ivrognes. De temps en temps, quand elle était d’humeur, elle mettait un CD de Joe Dassin et on devinait alors, engloutie sous le fard, la jeune fille qu’elle avait été. (pp. 73-74)Il ne reste plus d’idiots dans les villages, mais chaque café conserve son épave attitrée, mi-poivrot, mi-Cotorep, occupée à boire du matin au soir, et jusqu’à la fin. (p. 183)
Mais au fond, le problème d’une vie sans alcool n’était pas celui-là. C’était le temps. L’ennui. La lenteur et les gens.
Patrick se réveillait d’un sommeil de vingt années, pendant lequel il s’était rêvé des amitiés, des centres d’intérêt, des opinions politiques, toute une vie sociale, un sentiment de soi et de son autorité, des certitudes sur tout un tas de trucs, et puis des haines finalement. Or, il était juste bourré les trois quarts du temps. À jeun, plus rien ne tenait. Il fallait redécouvrir l’ensemble, la vie entière. Sur le coup, la précision des traits brûlait le regard, et cette lourdeur, la pâte humaine, cette boue des gens, qui vous emportait par le fond, vous remplissait la bouche, cette noyade des rapports. C’était ça, la difficulté principale, survivre à cette vérité des autres. (pp. 184-185)
À présent, ça n’avait plus rien à voir. Il buvait en athlète, cherchant sa limite, comme le culturiste qui poursuit la charge qui le laissera vide et brisera son effort. Et tout le long de cet effort, jusqu’au sommeil, il vivait à la manière d’un roi. Tout-puissant, brutal, suscitant la peur et l’effroi. Car il suffisait de le regarder pour savoir qu’il était capable de tout et que cette soif n’avait d’autre fin que le cimetière. (p. 327)
Prix d’usine
Un siècle durant, les hauts-fourneaux d’Heillange avaient drainé tout ce que la région comptait d’existences, happant d’un même mouvement les êtres, les heures, les matières premières. D’un côté, des wagonnets apportaient le combustible et le minerai par voie ferrée. De l’autre, des lingots de métal repartaient par le rail, avant d’emprunter le cours des fleuves et des rivières pour de lents cheminements à travers l’Europe.Le corps insatiable de l’usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimenté par des routes et des fatigues, nourri par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires, comme les ballasts mangés d’herbes, les réclames qui pâlissaient sur les murs, ces panneaux indicateurs grêlés de plombs.
Anthony la connaissait bien cette histoire. On la lui avait racontée toute l’enfance. Sous le gueulard, la terre se muait en fonte à 1 800 °C, dans un déchaînement de chaleur qui occasionnait des morts et des fiertés. Elle avait sifflé, gémi et brûlé, leur usine, pendant six générations, même la nuit. Une interruption aurait coûté les yeux de la tête, il valait encore mieux arracher les hommes à leurs lits et à leurs femmes. Et pour finir, il ne restait que ça, des silhouettes rousses, un mur d’enceinte, une grille fermée par un petit cadenas. L’an dernier, on y avait organisé un vernissage. Un candidat aux législatives avait proposé d’en faire un parc à thème. Des mômes la détruisaient à coups de lance-pierre. (p. 75)
Avec Rania, ils avaient quitté un pays pauvre et trouvé à Heillange un asile relatif. À l’usine, il avait obéi quarante ans, ponctuel, faussement docile, arabe toujours. Parce qu’il avait vite compris que la hiérarchie au travail ne dépendait pas seulement des compétences, de l’ancienneté ou des diplômes. Parmi les manœuvres, il existait trois classes. La plus basse était réservée aux noirs, aux Maghrébins comme lui. Au-dessus, on trouvait des Polonais, des Yougoslaves, des Italiens, les Français les moins dégourdis. Pour accéder aux postes situés plus haut, il fallait être né hexagonal, ça ne se pouvait pas autrement. Et si par exception un étranger devenait OS ou accédait à la maîtrise, il demeurait toujours une aura de soupçon autour de lui, un je-ne-sais-quoi qui lui donnait tort d’avance.
Le fonctionnement de l’usine n’avait rien d’innocent. On aurait pu penser de prime abord que l’efficacité décidait de la répartition des hommes, de l’emploi de leur force. Que cette logique-là, que cette brutalité-là, celle de la production et de la marche forcée, suffisait. En réalité, derrière ces totems qu’on brandirait toujours plus haut à mesure que la vallée serait moins compétitive, il se trouvait tout un imbroglio de règles tacites, de méthodes coercitives héritées des colonies, de classements apparemment naturels, de violences instituées qui garantissaient la discipline et l’échelonnement des humiliés. Et tout en bas, on trouvait Malek Bouali et les siens, frisés, bicots, bougnoules, négros ; ces mots s’employaient largement. Au fil du temps, le mépris qu’on avait pour lui et ses semblables s’était fait plus dissimulé, il n’avait jamais disparu. Il avait même été promu. Mais il restait au fond de son ventre comme un ragoût de colère qui avait brûlé quarante ans. Peu importait à présent. Il touchait son chômage et avec la prime de licenciement de Metalor, il faisait construire une petite maison au pays. Rania était partie devant. Ils avaient tellement travaillé. Et leurs fils qui, depuis tout petits, savaient plus, comprenaient mieux. Qu’est-ce qu’il s’était passé ? (pp. 95-96-97)
Dans la boîte où elle bossait depuis vingt-cinq ans, le siège avait décidé de réorganiser les fonctions administratives, fraîchement rebaptisées fonctions support. Son chef l’avait donc soumise à une batterie de tests permettant de s’assurer qu’elle savait faire le boulot qu’elle faisait. Puis un auditeur externe, un type qui portait un costume Ted Lapidus, venait de Nancy et se gominait les cheveux, avait estimé que pas tellement. Du coup, elle avait dû repartir en formation, faire la route jusqu’à Strasbourg, la trouille au ventre, pour réapprendre ce qu’elle savait. Elle était redevenue une enfant, gentiment gourmandée, qui avait besoin d’accompagnement, de se familiariser avec de nouveaux outils, dans un monde qui bouge. À la fin, son job consistait toujours à faire les salaires, c’est-à-dire à empiler des lignes qui aboutissaient à un total en bas à droite. Seulement, c’est tout l’apparat autour qui avait brutalement changé, devenu opaque, sentencieux, anglicisé. (pp. 269-270)
L’enfer, c’est toujours les autres
Depuis, son engagement et sa bonhomie avaient pris un tour singulièrement cocardier. Peu à peu, il s’était mis à considérer que les cocus dont il servait la cause n’étaient pas seulement ouvriers, salariés, provinciaux ou sous-diplômés. Ils étaient également de souche. Le malheur découlait en fait des flux migratoires. Il suffisait de faire le calcul. Le nombre d’immigrés, trois millions à peu près, correspondait exactement à celui du chômage. Drôle de coïncidence. Quand on y réfléchissait, tout un tas de problèmes inextricables se simplifiaient d’un coup si on voulait bien voir que ces feignants d’importation étaient la cause première des maux contemporains.Autour de Luc, beaucoup de gens partageaient d’ailleurs ces diagnostics et plaidaient pour des quotas, des charters, le rappel sévère qu’on était chez soi, en somme. Mais ces idées, en dépit de leur succès, demeuraient en coulisse, cantonnées. Dans les endroits où il fallait se tenir, on n’en parlait pas. Une sorte de honte diffuse empêchait, comme une politesse. (p.228)
Hacine finit par se laisser faire et commanda un Coca. Il se sentait mal à l’aise parmi tous ces hommes nés là-bas, plein d’idées naïves, qui avaient bossé comme des bêtes et finissaient parqués dans leur coin, bienvenus, mais pas tant que ça.
Avec ses potes, ils n’en parlaient jamais, mais c’était tout de même une épine considérable. Ils avaient tous grandi dans la crainte du père, ces hommes-là ne plaisantaient pas. Et en même temps, on ne pouvait pas vraiment tenir compte de ce qu’ils disaient. Les règles réelles de l’Hexagone leur échappaient en grande partie. Ils parlaient mal la langue. Ils énonçaient des préceptes qui n’avaient plus cours. Leurs fils étaient donc pris entre le respect qui leur était dû et un certain mépris qui allait de soi. (p. 245)
C’était drôle, mais pas tant que ça. Ces vannes sur les cassos étaient monnaie courante, et de plus en plus répandues. Elles servaient autant à se marrer qu’à conjurer le mal, cette marée insidieuse qui semblait gagner de proche en proche, depuis le bas. Ces gens-là, qu’on croisait en ville, n’étaient plus seulement du folklore, quelques paumés, des grosses têtes en goguette. Il se construisait pour eux des logements, des Aldi, des centres de soins, une économie minimale vouée à la gestion du dénuement, à l’extinction d’une espèce. Fantomatiques, on les voyait errer de la CAF à la ZUP, du bistrot au canal, des sacs en plastique au bout des bras, munis d’enfants et de poussettes, les jambes comme des poteaux, des bides anormaux, une trogne pas croyable. De temps en temps, une fille naissait là-dedans, qui était particulièrement belle. On imaginait alors des choses, des promiscuités, des violences. Elle était chanceuse pourtant. Ce physique lui servirait peut-être de laissez-passer pour un monde meilleur. Ces familles donnaient aussi naissance à des teigneux formidables, qui ne se résoudraient pas à leur sort et rendraient les coups. Ils feraient de brèves carrières déviantes et finiraient morts, ou en prison. Il n’existait pas de statistiques pour mesurer l’ampleur de cet effondrement, mais les Restos du Cœur annonçaient une activité exponentielle et les services sociaux croulaient. On se demandait tout de même quelle vie pouvaient mener ces gens, dans leurs médiocres logis, à manger gras, s’intoxiquant de jeux et de feuilletons, faisant à longueur de temps des gosses et du malheur, éperdus, rageux, résiduels. Il valait mieux éviter de se poser la question, de les dénombrer, de spéculer sur leur espérance de vie ou leur taux de fertilité. Cette engeance marinait sous les seuils, saupoudrée d’allocs, vouée à finir et à faire peur. (pp. 290-291)
Nicolas Mathieu - Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018)
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