J’avais toujours su qu’elle m’aimait, et c’était en partie le problème. Toute ma vie, j’avais tenté de créer les conditions qui feraient en sorte que cet amour rayonne
Darrel McLeod, sa mère et une de ses jeunes sœurs,, Lesser Slave Lake, Alta. (Photo Courtesy Darrel McLeod) |
Les histoires de ma mère ne sont pas construites comme celles que j’entends à l’école. Elles ne sont jamais chronologiques, ce sont plutôt des spirales. Maman commence par un élément d’une histoire, passe à un autre, puis encore à un autre. Elle reprend chaque thème plusieurs fois, ajoutant un peu plus d’information à chaque coup. Au début, j’ai du mal à suivre, mais j’ai appris que, si je restais assis à écouter sans l’interrompre, elle finirait par couvrir tous les aspects de son histoire. (p. 14*)
À quatre heures du matin, je vais enfin me coucher. Je me tourne sur le côté et pose ma tête dans le creux de mon coude, prenant garde de ne pas réveiller mon petit frère. Parfois, après ces séances avec maman, j’arrive à m’endormir, mais d’autres fois je reste allongé à penser à ce qu’elle m’a dit. Pourquoi choisit-elle de me raconter ses histoires, à moi ? Et pourquoi en parle-t-elle seulement quand elle boit ? Elle sait que j’ai de l’école demain et que je ne rate jamais une journée; elle doit penser que ce qu’elle a à dire est important. Est-ce qu’elle veut que je répète ses histoires aux autres, à mes frères et sœurs, à ses petits-enfants… un jour, quelque part ?
Je sais que je ne pourrais jamais les raconter avec la magie qu’elle y met. La structure de notre langue, le cri, est ancrée dans son cerveau, et elle a toujours du mal avec l’anglais. Sa façon de voir le monde est différente de ce qu’on nous enseigne à l’école. Pour elle, les pierres sont vivantes: elle les appelle nos grands-pères. Et en cri, les marques pour «je» et «tu» font partie du verbe. (pp. 16-17*)
Et moi ? Est-ce que je deviendrai un Cri comme les autres, comme la plupart de mes oncles, ou plutôt comme Danny et Greg, qui ont grandi en imitant maman, ma sœur Debbie et nos tantes ? Et si je parlais le cri, est-ce que je verrais le monde comme maman et trouverais les réponses à ces questions ? Est-ce que j’aurais moins peur ?
En m’agitant dans mon lit, je me dis qu’il est possible que maman essaie de me préparer pour une vie qui la terrifie, un monde étranger et hostile. Elle veut me mettre en garde contre l’Église catholique, contre les prêtres et les sœurs, et me rappeler que nous avons d’autres façons d’être spirituels. Nous avons nos ancêtres, nos hommes-médecine, nos cérémonies et nos herbes sacrées. Elle veut que je sache que, si j’ai besoin d’aide ou de conseils, c’est à eux que je dois m’adresser. À eux et aux oiseaux. Âhâsiw, mikisiw, ôhô et wiskipôs. (p. 17*)
C’était ça, la vie qui m’attendait ? Est-ce que je finirais en ville moi aussi, à mener cette existence si ouvertement libre et débridée ? Je n’avais jamais voulu être une fille, mais je n’étais pas non plus un dur ou un conquérant comme mes plus vieux cousins et Debbie m’avait toujours complimenté sur mon beau teint et mes longs cils. Sans compter tout ce qui s’était passé avec Rory… (p. 138*)
Je songeai aux vers de «Lola» où le chanteur dit que, bien qu’il ne soit pas le plus viril, il est content d’être un homme. C’est comme ça que je me sentais. (p. 143*)
Durant les passages de violon les plus puissants, ses yeux bruns pétillants brillaient encore plus, et un sourire bienheureux traversait son visage. Je ne comprenais pas sa réaction, mais je savais que je voulais entendre la musique de la même manière que lui et ressentir ce qu’il ressentait. Au cours de ces rencontres de fin d’après-midi, il me faisait des exposés sur les compositeurs, les arrangements, l’instrumentation et l’interprétation. J’apprenais à distinguer le hautbois de la clarinette, le cor d’harmonie de la trompette, le violoncelle de la contrebasse, j’apprenais à faire la différence entre une tonalité majeure et mineure, entre un intervalle augmenté et diminué. Certains jours, j’avais du mal à me concentrer, mais à d’autres moments, j’étais fasciné par ce qu’il disait. Plus que tout, je voulais être là, simplement, avec lui et sa musique. (pp. 149-150*)
Était-ce une bonne chose que des Blancs d’une classe sociale supérieure à la mienne souhaitent passer des moments intimes avec moi, m’acceptent ? Je me disais que oui, mais ensuite je me rappelais que Rory avait épousé Debbie sans pour autant accepter ses origines. Est-ce que le désir éliminait l’intolérance ou l’exacerbait ? (p. 152*)
Je comprenais pourquoi elle avait tenu à faire sa vie là où nous avions grandi. Elle recherchait l’approbation et l’amour qu’elle et Greggie – Trina – avaient reçus à l’époque où ils étaient de jeunes garçons qui se déguisaient, jouaient à la maîtresse de maison et faisaient des tâches destinées aux filles. Peut-être que, s’ils s’en étaient tenus à s’habiller en femme à l’occasion, ils se seraient fait accepter. Mais un changement de sexe complet, par intervention chirurgicale, représentait un terrain encore inconnu pour notre peuple, sans compter que notre culture n’était plus la même. Les valeurs catholiques avaient remplacé la tolérance dont nos arrière-grands-parents cris et nos oncles et tantes les plus âgés avaient fait preuve en matière de sexualité et d’identité sexuelle. Tante Rosie et maman avaient toujours fermement appuyé Diane et Trina, mais d’autres étaient mal à l’aise avec leur choix, voire le condamnaient. (p. 162*)
M’enveloppant de la sorte, il écoutait patiemment mes dernières lamentations au sujet de ma situation familiale: deux sœurs enceintes, une mère alcoolique, des enfants en famille d’accueil la moitié du temps et un grand frère drogué qui voulait changer de sexe. J’étais gêné de ne pas pouvoir retenir mes larmes. Après tout, je ne recherchais pas la pitié; c’était une chose que je détestais, je n’en voulais de personne. (p. 165*)
Les questions déferlaient dans mon esprit: l’avais-je vraiment laissé me faire toutes ces choses ? Est-ce que j’étais amoureux ? Est-ce que ça faisait officiellement de moi un homosexuel maintenant ? Qu’est-ce que j’allais dire à Marg, ma copine ? Est-ce que je pourrais rester chrétien? Que dire aux membres de ma famille ? Est-ce que Gresh les accepterait ? Que penseraient-ils de lui ? (p. 168*)
Je fus soulagé quand le prêtre s’approcha du cercueil en agitant l’encensoir. L’encens chassa l’odeur de renfermé et la puanteur de la croûte de maquillage appliquée sur le visage de maman. Je remuais en pensant à tout le plaisir que j’avais eu avec maman quand nous n’étions que nous deux à la maison. Malgré tout, j’avais toujours su qu’elle m’aimait, et c’était en partie le problème. Toute ma vie, j’avais tenté de créer les conditions qui feraient en sorte que cet amour rayonne. (p. 254*)
* sur la liseuse
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