Il est toujours aussi impossible d’embrasser les morts, seulement faits d’une mémoire qui meurt elle aussi
Emiliano Guerresi - La virgen del conurbano (Source) |
D’un
côté de chaque porte, des guérites policières décorées avec soin en
plusieurs couches : sur la première, le bleu foncé de rigueur ; sur la
deuxième, l’écusson avec la petite poule de la bonarense, la police de la province de
Buenos Aires ; sur la troisième, des petites sirènes rouquines, un
sous-marin jaune, le fils de dieu marchant sur une flaque céleste, des
poissons verts, des anémones de mer, le tout avec des petits yeux et des
sourires sur le fond bleu foncé des forces de sécurité de la province.
Les autres couches consistaient en graffitis de bites pour tout le
monde, enfant dieu compris. Si elles n’avaient pas été là et s’il n’y
avait pas eu une odeur de merde, on aurait eu l’impression d’entrer dans
la crèche catholique d’un quartier pauvre. (p. 44)
Je me sentais échouée et j’ai cru avoir survécu à un naufrage. Je sais maintenant que personne ne survit à un naufrage. Ceux qui coulent meurent et ceux qui s’en sortent vivent en se noyant. (p. 9)
[…] je rêvais et voyais Kevin avec le même désespoir qu’Ulysse sa mère : il est toujours aussi impossible d’embrasser les morts, seulement faits d’une mémoire qui meurt elle aussi. (p. 12)
Je me suis sentie traîtresse et j’ai commis la faute de ceux qui survivent : j’ai continué à vivre. Mais je n’ai pas lâché la main du petit mort. Je lui ai promis la vengeance avec la certitude que je le maintiendrais en vie tant que j’affûterais mes armes. J’ai eu une double grossesse : une enfant vivante, sans visage et sans voix encore, qui grandissait, et un enfant mort, avec une voix et un visage qui, inexorablement, se dissolvaient dans le néant. (p. 18)
[…] El Poso était le royaume de la jeunesse éternelle : personne n’y meurt de vieillesse, seulement de maladies guérissables ou de tirs inutiles. (p. 64)
Il ne se passait rien de plus : ils priaient et moi je les écoutais. J’étais stupéfaite qu’ils ne sachent pas que j’étais la seule à entendre leurs « le Seigneur est avec vous, Marie ». Ensuite, j’ai compris : aucun dieu ne les entendait, mais ils s’entendaient ensemble, cette union était une force et ça, ce que dit Martin Fierro, « les frères sont unis car c’est la première des lois », c’est quelque chose que même les analphabètes savent en Argentine. (p. 72)
J’avais espéré quelque chose qui n’avait pas eu lieu, je ne sais pas trop quoi, une sorte d’extase. L’hostie m’avait déçue comme quelques années plus tard me décevraient les drogues, même si j’ai davantage insisté avec la coke qu’avec Dieu. (p. 72)
Près de Dieu, entre le Tigre et l’Euphrate, ils baisent autant ? Dans l’Olympe, on sait que oui, que des prés parfumés poussaient là où Zeus et Héra avaient batifolé. Dans le ciel des musulmans, je suppose que c’est le cas aussi, car sinon à quoi bon promettre soixante-dix vierges à chaque guerrier qui meurt au nom d’Allah ? Pour qu’elles leur préparent le maté ? Cleo, tu pourras demander à la Vierge pourquoi les Arabes ressuscités veulent autant de gonzesses ? Elle doit savoir. Elle doit vivre dans le même quartier (p. 105)
Ils ont beau être des voleurs et des racailles de bidonville, les gosses aiment jouer. (p. 107)
[…] la mort est une attente impossible : la vie lui résiste jusqu’au dernier moment. Et quand elle cesse de résister, elle ne mérite déjà plus ce nom. Dans de telles conditions, il n’y a pas d’attente, seulement le lutte et la surprise jusqu’au bout. (p. 166)
Gabriela Cabezón Cámara - Pleines de grâce (L'Ogre, 2020)
La Virgen Cabeza - Traduction de l'espagnol (Argentine) : Guillaume Contré
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