Mon chagrin voulait une image qui fût à la fois justice et justesse : juste une image, mais une image juste

 

Roland Barthes avec sa mère et son frère, Biscarosse, Landes, vers 1932  (collection privée)   (source)

 

La Photographie appartient à cette classe d’objets feuilletés dont on ne peut séparer les deux feuillets sans les détruire : la vitre et le paysage, et pourquoi pas : le Bien et le Mal, le désir et son objet : dualités que l’on peut concevoir, mais non percevoir [...] (p. 9*)

Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit. (p. 10*)

Je constatais avec agacement qu’aucun ne me parlait justement des photos qui m’intéressent, celles qui me donnent plaisir ou émotion. Qu’avais-je à faire des règles de composition du paysage photographique, ou, à l’autre bout, de la Photographie comme rite familial ? Chaque fois que je lisais quelque chose sur la Photographie, je pensais à telle photo aimée, et cela me mettait en colère. Car moi, je ne voyais que le référent, l’objet désiré, le corps chéri ; mais une voix importune (la voix de la science) me disait alors d’un ton sévère : « Reviens à la Photographie. Ce que tu vois là et qui te fait souffrir rentre dans la catégorie “Photographies d’amateurs”, dont a traité une équipe de sociologues : rien d’autre que la trace d’un protocole social d’intégration, destiné à renflouer la Famille, etc. » (p. 10*)

Mais très souvent (trop souvent, à mon gré) j’ai été photographié en le sachant. Or, dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de « poser », je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. Cette transformation est active : je sens que la Photographie crée mon corps ou le mortifie, selon son bon plaisir [...] (p. 15*)

Mais comme ce que je voudrais que l’on capte, c’est une texture morale fine, et non une mimique, et comme la Photographie est peu subtile, sauf chez les très grands portraitistes, je ne sais comment agir de l’intérieur sur ma peau. Je décide de « laisser flotter » sur mes lèvres et dans mes yeux un léger sourire que je voudrais « indéfinissable », où je donnerais à lire, en même temps que les qualités de ma nature, la conscience amusée que j’ai de tout le cérémonial photographique : je me prête au jeu social, je pose, je le sais, je veux que vous le sachiez, mais ce supplément de message ne doit altérer en rien (à vrai dire, quadrature du cercle) l’essence précieuse de mon individu : ce que je suis, en dehors de toute effigie. (pp. 15-16*)

[...] à qui appartient la photo ? au sujet (photographié) ? au photographe ? Le paysage lui-même n’est-il qu’une sorte d’emprunt fait au propriétaire du terrain ? D’innombrables procès, paraît-il, ont exprimé cette incertitude d’une société pour qui l’être était fondé en avoir. La Photographie transformait le sujet en objet [...] (p. 17*)

[...] on me fait poser devant un escalier parce qu’un groupe d’enfants joue derrière moi, on avise un banc et aussitôt (quelle aubaine) on me fait asseoir dessus. On dirait que, terrifié, le Photographe doit lutter énormément pour que la Photographie ne soit pas la Mort. Mais moi, déjà objet, je ne lutte pas. Je pressens que de ce mauvais rêve il faudra me réveiller encore plus durement ; car ce que la société fait de ma photo, ce qu’elle y lit, je ne le sais pas (de toute façon, il y a tant de lectures d’un même visage) ; mais lorsque je me découvre sur le produit de cette opération, ce que je vois, c’est que je suis devenu Tout-Image, c’est-à-dire la Mort en personne ; les autres — l’Autre — me déproprient de moi-même, ils font de moi, avec férocité, un objet, ils me tiennent à merci, à disposition, rangé dans un fichier [...] (pp. 18-19*)

[...] n’est-ce pas l’infirmité même de la Photographie, que cette difficulté à exister, qu’on appelle la banalité ? (p. 24*)

Je puis descendre encore dans le détail, remarquer que bien des hommes photographiés par Nadar avaient les ongles longs : question ethnographique : comment portait-on les ongles à telle ou telle époque ? Cela, la Photographie peut me le dire, beaucoup mieux que les portraits peints. Elle me permet d’accéder à un infra-savoir ; elle me fournit une collection d’objets partiels et peut flatter en moi un certain fétichisme : car il y a un « moi » qui aime le savoir, qui éprouve à son égard comme un goût amoureux. (p. 33*)

La Photographie a été, est encore tourmentée par le fantôme de la Peinture (Mapplethorpe représente une branche d’iris comme aurait pu le faire un peintre oriental) ; elle en a fait, à travers ses copies et ses contestations, la Référence absolue, paternelle, comme si elle était née du Tableau (c’est vrai, techniquement, mais seulement en partie ; car la
camera obscura des peintres n’est que l’une des causes de la Photographie ; l’essentiel, peut-être, fut la découverte chimique). (p. 34*)

Ce que je peux nommer ne peut réellement me poindre. L’impuissance à nommer est un bon symptôme de trouble. (p. 56*)

[...] devant des milliers de photos, y compris celles qui possèdent un bon
studium, je ne sens aucun champ aveugle : tout ce qui se passe à l’intérieur du cadre meurt absolument, ce cadre franchi. Lorsqu’on définit la Photo comme une image immobile, cela ne veut pas dire seulement que les personnages qu’elle représente ne bougent pas ; cela veut dire qu’ils ne sortent pas : ils sont anesthésiés et fichés, comme des papillons. Cependant, dès qu’il y a punctum, un champ aveugle se crée (se devine) : à cause de son collier rond, la négresse endimanchée a eu, pour moi, toute une vie extérieure à son portrait [...] (pp. 58-59*)

Je savais bien que, par cette fatalité qui est l’un des traits les plus atroces du deuil, j’aurais beau consulter des images, je ne pourrais jamais plus me rappeler ses traits (les appeler tout entiers à moi). (p. 64*)

Dire devant telle photo « c’est
presque elle ! » m’était plus déchirant que de dire devant telle autre : « ce n’est pas du tout elle ». Le presque : régime atroce de l’amour, mais aussi statut décevant du rêve — ce pour quoi je hais les rêves. (p. 67*)

Mais mon chagrin voulait une image juste, une image qui fût à la fois justice et justesse : juste une image, mais une image juste. (p. 71*)

La photo est littéralement une émanation du référent. D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la transmission ; la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile. (p. 83*)

Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott,
d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe. (p. 98*)

* sur la liseuse

La Chambre claire. Note sur la photographie
(Seuil Gallimard Cahiers du cinéma, 1980)

Commentaires