J’ai beau avoir des skills dans Photoshop, il y a toujours ben des limites à camoufler du pas beau.

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Mon enfance est un souvenir laid. Semblable à un bibelot hideux qu’on laisse volontairement ensevelir de poussière jusqu’à ne plus le voir. Un affreux Pierrot en céramique tenant entre ses mains une rose affreuse, qu’on n’ose pas jeter puisque c’est un cadeau offert par un parent, affreux lui aussi. Alors, on laisse s’y amonceler les années. Et il devient ainsi presque invisible. Un oubli crasseux. Une vie laide. Pas encore cassée, mais bien camouflée. Le genre de vie pis de gogosse que tu montres pas à la visite. (p. 06*)

On parlait mal et on mangeait mal. Mal nourrie de partout, j’ai été mal élevée. (p. 07*)

Mes parents m’ont carencée dès mon plus jeune âge et j’ai été carencée toute ma vie. J’ai souffert d’un manque de vitamines et d’amour. Le manque était partout anyway dans Burgundy. Ça ne servait à rien de se plaindre. (p. 08*)

Mon père était dans l’impasse ; le Gouvernement du Maintien de la Pauvreté ne voulait plus lui verser de l’aide sociale. Il devait se trouver une job. Ce qui ne s’avérait pas une mince tâche, puisqu’il se réclamait, avec une fierté mal placée, d’une filiation de fainéants, et reconduisait le rêve d’inertie d’une longue lignée de BS. De père en fils, ils s’échangeaient toutes les astuces pour continuellement profiter d’un système laxiste. La loi du moindre effort était un gène qui perdurait de génération en génération et incarnait le feuillage d’un arbre généalogique de losers condamnés. (p. 13*)

Mon père faisait peur yinque à le regarder. La violence lui sortait de la bouche et de chacun des pores de sa peau. Ça dégoulinait sur le prélart. Pis ma mère passait la moppe comme si de rien n’était.
À proprement parler, il n’y a jamais eu de violence physique-physique à la maison. Pas vraiment. Pas pour l’époque en tout cas. Recevoir des claques en arrière de nos têtes désobéissantes ne faisait pas de nous des enfants battus.
(p. 21*)

Ce déménagement soudain, en pleine nuit, venait d’augmenter de dix ans mon espérance de vie. Changer de quartier, de code postal et d’indicatif régional, c’était gagner à la loterie de la vie. J’allais maintenant vivre plus longtemps, dans cette banlieue. Je comprends mieux pourquoi, à Sainte-Catherine, les gens se prennent une hypothèque sur trente ans. On a plus de temps pour rêver, accumuler ; la mort est moins pressée astheure. (p. 27*)

Man, j’ai tellement pogné de quoi quand j’ai lu Michel Tremblay. Tout d’abord, c’est du théâtre, faque c’est pas écrit comme un vrai livre. Y a des dialogues : des personnes qui parlent et des didascalies : ce qu’ils font en italiques. Ce qui est fascinant, c’est que les personnages de Michel Tremblay, ils parlent comme nous autres, ben comme moé, ben comme le monde moins frais chié, mettons. Je savais pas pantoute qu’on avait le droit d’écrire de même. Je trouvais ça beau de nous voir dans des livres ! Je pleurais souvent en lisant
À toi, pour toujours, ta Marie-Lou. Je savais pas que le monde ordinaire pouvait être dans un livre. Je savais pas qu’on faisait des belles histoires. Faut vraiment que tout le monde lise du Tremblay, les gens nous jugeraient moins. Faudrait que tous les pauvres puissent lire du Tremblay gratuitement, pis que les riches en achètent. Faudrait que le Gouvernement du Lisage rende ça obligatoire et déductible d’impôts. (p. 39*)

Je mentais souvent aux adultes, aux parents des autres, je leur disais que je m’appelais Mélanie Milano. Ça faisait italien et chic. Ils avaient le droit de sous-entendre que j’avais de la famille dans la mafia, mais je sais pas pourquoi, ça sonnait plus class que fille de Hells. C’est peut-être à cause des pâtes. Tout le monde aime ça, les pâtes. (p. 45*)

C’était pas de ma faute, mais, parce que j’avais un vagin, je vivrais plein d’injustices, de violences, d’abus, d’agressions ou la mort. En vérité, j’aimais tout de même mieux être une fille qu’un gros cave meurtrier plein de testostérone. (p. 52*)

Dans mon petit bled entouré de blocs bruns et gris, vivre des mésaventures était assez banal. Les malheurs des uns n’intéressaient pas les autres. Ce n’était pas divertissant, c’était la normalité. (p. 56*)

Ce n’était pas évident de grandir dans une maison et dans un quartier où les rôles sont déterminés en fonction des sexes. Je n’avais pas choisi le sexe de la honte, le sexe du presque-tout-m’est-interdit, je me sentais continuellement en punition même si je n’avais rien fait. (p. 61*)

Pis chez nous, à côté de la toilette, il y avait plein de revues de cul (
Playboy, Hustler…) et des journaux scandaleux (Allô Police, Photo Police… finalement rien de policier). Dans ces lectures de pause-toilette, il y avait beaucoup d’images de madames et de leurs parties intimes. Il fallait toujours que ces femmes-là soient cochonnes. Le plaisir sexuel des messieurs avait l’air vraiment important. Pis mon père devait aimer ça, des femmes de même, parce qu’il achetait souvent ces posters et ces magazines-là. J’ignorais pourquoi il ne fallait pas que je devienne une catin, une guidoune, une salope, une pute (ou tout autre synonyme de guédaille), malgré que les hommes aimaient ça. Et que mon bonheur reposait sur la validation de mon corps par les hommes. J’imagine que j’allais comprendre quand j’aurais des seins pis que les hommes m’aimeraient. Ou me désireraient. Ou, je sais pas, tireraient du plaisir de moi ou de mon corps. (p. 66*)

Le plus souvent possible, j’évite les situations problématiques, les conflits et les personnes offensantes. Sinon, ça sile et ça bout comme une bouilloire dans ma poitrine et me brule l’œsophage. Le méchant veut sortir comme du pus. Faque j’essaie d’emprisonner mon petit volcan, de le confiner dans mes côtes. C’est très « interne », mon affaire, voire organique. J’ai le « moi intérieur » sale, crotté et mal aimé. Mais « chut ! » Il faut pas que j’en parle, c’est ben qu’trop honteux. Je me tais, je dis pas des affaires sales de même. Il faut pas dire que je suis la fille à son père. Je sais pas si la violence, au même titre que la misère, est transmissible. Ça s’acharne-tu toujours sur le pauvre monde ? C’est-tu dans les gènes ? Parce que je veux pas ressembler à mon père. (p. 72*)

Les affaires de goût, ça se discute pas, mais j’ai le souvenir que tout était plus laid chez nous. Je suis pas nostalgique quand je regarde les photos de mon enfance, en fait, ça me déprime. Je montre jamais ces photos-là, à personne. J’ai beau avoir des skills dans Photoshop, il y a toujours ben des limites à camoufler du pas beau. (p. 74*)

Quand j’y repense, mes souvenirs de Burgundy ne sont pas si tristes, pas tous en tout cas. Pour me faire un portrait juste, il faut prendre du recul. C’est sûr que je ne l’ai pas toujours eu facile, mais passer au travers de l’enfance n’aura pas été si difficile non plus. C’est même ma période de vie préférée à date. J’étais une petite fillette pas trop jolie et insolente, mais je n’avais pas continuellement la conscience d’être pauvre, vulgaire et mal élevée. Très jeune, je ne me rendais pas compte de ces affaires-là, je fittais avec les alentours. Mon environnement et mon milieu de vie m’avaient conditionnée à ne pas trop m’en faire. Je jouais avec des roches, des camions, mon frère, mes poings. Je rêvais d’un Big Wheel et peut-être d’une vie meilleure. Mais surtout d’un Big Wheel. (pp. 86-87*)

Il y avait seulement dans ma tête que je pouvais désormais me réfugier, même si les gens me traitaient de folle, c’était plus safe pour moi. Je resterais dans ma tête. Et j’y cacherais toute la laideur que je connaissais. (p. 100*)

J’avais pas ça, moi, un petit minois angélique rehaussé de pommettes ou accompagné de fossettes. Non, j’avais une face haïssable, des dents bizarres pis du fluo de Kool-Aid ou de Mr. Freeze autour de la bouche. J’étais moche, je le savais, mais mes parents agissaient en hypocrites. Ils ne me le disaient pas, esquivaient la question de ma beauté en disant « T’es une p’tite comique ! » (p. 102*)

Mon père m’a souvent répété que j’étais pas bonne à marier ; à en juger par mon manque d’effort et de passion pour le ménage, la lessive et la cuisine… Ç’a l’air qu’entretenir une maison est le gage de réussite de l’amour. Ce qui ne donne pas l’envie de se faire passer la bague au doigt. (p. 103*)

Mettons les choses au clair : je l’aimais bien, moi, le petit Jésus et toute son histoire bizarre ; je voulais seulement comprendre. Y avait des affaires qui marchaient pas, je voulais juste me faire expliquer. Comment Marie a-t-elle pu devenir enceinte ? C’est sûr qu’elle avait fait l’amour avec Joseph ou le Saint-Esprit (ou les deux dans un threesome), mais personne devient enceinte de même en s’assoyant sur une paillasse. Ça se peut qu’on descende du singe aussi. Me semble, à regarder la face de mon père, y a beaucoup de ressemblances. Les théories du Big Bang et de l’évolution, c’est logique, non ? Même Jésus, il aurait été down avec Darwin, j’en étais sure. Jésus n’a pas été au bout de son potentiel. J’veux dire, il faisait des miracles, il avait un superpouvoir, pis tout ce qu’il a fait, c’était marcher sur l’eau, changer de l’eau en vin pis guérir un aveugle. Pis si les chrétiens aiment les pauvres et en ont pitié, pourquoi ils ne partagent pas ? Pourquoi leurs églises sont pleines de richesses, d’or et de cossins qui valent cher ? Y ont juste à pawner ça pis aider les plus démunis. En tout cas.
Ça me faisait de la peine de me faire renvoyer de la catéchèse. Je l’aimais, Jésus. Je pense que les vieux ne savent pas raconter son histoire, ils sont parfois tellement susceptibles, les adultes, avec leur manie de vouloir toujours avoir raison. De toute évidence, ils ne s’entendent pas au sujet de l’histoire du petit Jésus.
(p. 107*)

De la main droite, je n’ai plus de sensibilité aux bouts des doigts à force de trop ronger. J’aurais dû me ronger le cœur. De l’autre main, je mets l’index dans mon nez et du majeur je fais fuck you. C’est con de se fouiller dans le nez à mon âge. Au moins, je me cache pour faire ça. J’irai peut-être assez creux pour brasser mon cerveau et ses idées de crotte. Je fouillerais peut-être assez creux pour trouver quelque chose de moins dégueulasse. (p. 122*)

La naïveté sert l’enfance. (p. 132*)

Je me « dépetitebourgogne », je me « dépetitebourgogneriserai », je me « déburgundyse ». Ce n’est pas un exercice de diction, je ne me délie pas la langue, j’essaie juste de maintenir les notions de savoir-vivre que j’ai acquises jusqu’ici. J’essaie de devenir une meilleure personne en m’en remettant à un certain déni. Pour mieux survivre. J’enterre mon enfance comme on enterre un membre de la famille dont on se contre-crisse. (pp. 134-135*)

La haine ou la sympathie, cette ligne mince avec laquelle j’essayais de dessiner le portrait de ma famille. (p. 137*)
*sur ma liseuse

Mélanie Michaud - Burgundy (La Mèche, 2020)

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