#monaventlitteraire2020 - Jour 15


Jour 15 : le livre qui a vaincu le confinement

Si je prenais la thématique du jour au pied de la lettre, je n’aurais encore aujourd’hui aucun livre dans cette case du mon calendrier de l’avent littéraire 2020.

Primo, parce que je n’ai pas ressenti le besoin de "vaincre" un confinement que je ne vis pas comme un enfermement ou une privation.
À quelques détails près (qui se résument essentiellement à une foire d’empoigne bi-quotidienne dans des transports en commun bondés), mon quotidien n’a pas vraiment changé.
Contrairement à la majorité, rester chez moi et limiter les interactions sociales me convient très bien (dans l’absolu car les conséquences collatérales – économiques, sociétales… – de ce confinement me posent autrement problème).

Deuzio, pour que le livre ait vaincu le confinement, il faudrait que la situation soit revenue à la "normale". Or, en quelque sorte, le confinement n’est toujours terminé pour moi.
Car au nombre des fameux dégâts collatéraux de la pandémie, mon activité professionnelle a été drastiquement réduite. Aussi, je me retrouve avec une charge réduite à peau de chagrin, facilement gérable en télétravail.
Donc, à la maison.

 

Alors plutôt qu’un livre qui a vaincu le confinement, j’ai choisi un livre que le confinement m’a enfin permis de lire : Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, sorti à l’occasion de l’exposition éponyme du Musée d’Orsay.
Un superbe livre pas forcément facile à manipuler (et encore moins à trimballer avec soi).

Il ne s’agit à proprement parler d’un banal catalogue d’exposition listant chacune des œuvres présentées, agrémenté d’un ou deux textes.
C’est un ouvrage riche qui exige d’avoir du temps devant soi, une somme documentaire passionnante qui dépasse le simple cadre des beaux-arts depuis l'abolition de l'esclavage en France jusqu'à aujourd’hui pour déborder sur des questions esthétiques, politiques, sociales, philosophiques et, bien sûr, raciales.
À partir de la relation qui s’est nouée entre l'artiste et son modèle, ce livre explore l’imaginaire et le fantasme que nourrit le corps Noir et la façon dont il est représenté dans des œuvres majeures. Une entreprise qui va jusqu’à renommer les œuvres pour les humaniser, comme par exemple La Négresse, de Manet devenu Portrait de Laure.

Et puisque j’avais du temps devant moi, j’ai prolongé le plaisir en visionnant un documentaire tout aussi passionnant sur le sujet : Modèles noirs, regards blancs, d’Aurélia Perreau et Elise Le Bivic.
Je me félicite de l’occasion qui m’est donnée aujourd’hui de pouvoir reproduire ci-dessous les extraits que j’avais sélectionnés en vue d’un billet qui n’a jamais vu le jour et qui vous donneront une idée de sa teneur de cet ouvrage.

*   *   *   *   *   *   *

Posons-nous la question : pourrions-nous imaginer, en France, une exposition dont le titre serait « Le Modèle blanc » ? Inconcevable. Nous le savons, il n’existe pas de théories particulières ni de pensées sur le « corps blanc », puisqu’il semble être le « corps normal », et que l’on ne réduit jamais le « Blanc » à un corps, sauf les « femmes » (la blancheur absolue de l’esthétisme) ou les « morts » (la couleur du basculement). [...] Le « corps noir » n’existe que par le regard blanc. Qu’ils soient populaires, xénophobes, scientifiques ou artistiques, le regard, le discours, la description, la définition de ce qui est « noir » sont toujours construits par un blanc. (p. 349)
Lilian Thuram & Pascal Blanchard - Corps noir, regard blanc
 
Un projet de changement de titre est-il une épochè ? N’est-il pas plutôt un acte de repentance ? exprime-t-il un regret ou une culpabilité ? Est-ce à dire que nous sommes condamnés à subir les chaînes du passé et à expier éternellement des péchés que nous n’avons pas commis ? Une part de regret et de culpabilité est inévitable, mais elle doit rester secondaire par rapport à la valeur du changement et au pouvoir cathartique d’un nouveau départ. Affrontons notre histoire pour comprendre où nous en sommes et, par conséquent, pour mieux savoir vers quoi nous orienter. On ne peut changer le passé, mais donner de nouveaux noms aux œuvres ne prétend pas changer le passé ni affirmer que tout va bien dans le présent ; c’est seulement vouloir influer sur l’avenir par des actes de volonté. Peut-être le mot « volonté » témoigne-t-il d’un trop grand optimisme ? Peut-être devrais-je parler d’actes de foi En tout état de cause, donnons de nouveaux noms pour devenir ce que nous voulons être.( p 31)
Anne Higonnet - Renommer l’œuvre

[...] à un petit homme mal bâti chuchotant à son voisin : « On dit qu’il a beaucoup de sang noir », il [Dumas] lance : « Mais parfaitement, monsieur, j’ai du sang noir ; mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre, et mon arrière-grand-père était un singe ! Vous voyez que nos deux familles ont la même filiation, mais pas dans le même sens ! ». (p. 128)
G-P (sans doute Édouard Goep), 
Revue anecdotique des excentricités contemporaines,
nouvelle série, t.III, 1er semestre 1861, p. 46
cité par Claude Schopp - Les Dumas, hommes de couleur


La présence des modèles noirs dans les milieux artistiques parisiens du XIXe siècle et au tournant du XXe est rendue visible à travers un nombre important de peintures, de sculptures et de photographies. À l’exception notable de Joseph, les sources qui nous éclairent sur leurs parcours ou leur personnalité sont diffuses, ce qui constitue en soi le lot de la majorité des modèles d’artistes de cette époque. […] on peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à leur représentation par des artistes de sensibilités très diverses. Des figures de Noirs se retrouvent en effet dans des sujets allégoriques, d’histoire ou de genre. Il peut s’agir de scènes orientalistes cultivant un imaginaire érotique et atemporel peuplé d’odalisques, de harems et d’esclaves, ou, comme c’est notamment le cas pour Géricault ou Manet, de « sujets modernes » liés à l’histoire contemporaine et au monde occidental. Il demeure cependant difficile d’interpréter de manière univoque le regard porté par les artistes sur leurs modèles, en l’absence de témoignages attestés et seulement à partir des œuvres qui sont parvenues jusqu’à nous. Ainsi, les représentations des Noirs par Géricault ou Manet ne sont pas toutes exemptes de stéréotypes, tandis qu’une certaine complexité peut être perceptible dans des œuvres orientalistes […]. (p. 195)
Estelle Bégué & Isolde Pludermarcher -
 Les Modèles Noirs dans le Paris du XIXe siècle et du début du XXe siècle

« Le beau dans la nature, le Beau dans l’art, éternel problème, toujours résolu par les académies, et toujours insoluble.  Voir tant de pays divers, tant de races différentes, on se demande où existe la règle fixe de la beauté. » (p. 195)
Léon Lagrange, « Les Illustrations du Tour du Monde »,
Gazette des beaux-arts, janvier 1864, p. 183.
Cité par Estelle Bégué & Isolde Pludermarcher - 
Les Modèles Noirs dans le Paris du XIXe siècle et du début du XXe siècle

La Première Guerre mondiale fut un tournant décisif au sens où elle occasionna l’arrivée en Europe de 189 000 tirailleurs africains (originaires d’Afrique de l’Ouest pour la grande majorité) à partir de l’automne 1914 et de 200 000 soldats noirs américains après l’entrée en guerre des États-Unis au printemps 1917. Ce fut souvent l’occasion, pour la population française, du premier contact avec des hommes noirs. En effet avant-guerre, la population noire résidant en métropole était réduite : quelques milliers de personnes tout au plus, concentrées à Paris et dans des grands ports comme Marseille, Le Havre ou Bordeaux. Vers 1900, leur présence dans les rues parisiennes n’était pas rare, certes, mais la grande majorité de la population française blanche n’avait jamais vu de Noirs autrement que sur des affiches, des réclames publicitaires de sauvages grotesques et de cannibales des jungles et des savanes mystérieuses, ou à l’occasion de visites dans des expositions coloniales ou des zoos humains. (p. 269)

Les soldats noirs américains eurent aussi l’occasion de rencontrer d’autres Noirs, venus d’Afrique, qui combattaient au sein des régiments coloniaux français. En dépit de la barrière linguistique, les témoignages et les lettres suggèrent que cette rencontre impressionna fortement les uns et les autres. […] Ces interactions engageaient un processus par lequel les échanges transatlantiques entre Noirs des différents continents ne devaient plus cesser. Une forme de panafricanisme populaire prenait forme […]. (p. 271)

Mais ce n’était pas uniquement d’échanges artistiques dont il s’agissait mais bien d’échanges politiques : par la discussion sur ce que cela signifiait d’être noir en Afrique colonisée, aux Amériques ou dans les métropoles européennes, il se construisait un espace politique où une Europe multiculturelle se faisait entendre et c’était d’autant plus attirant aux yeux des Noirs américains. (p. 276)
Pap Ndiaye - L’Atlantique Noir : les afro-descendants prennent la parole

 

Collectif - Le Modèle noir, de Géricault à Matisse 
(Musée d'Orsay/Flammarion, 2019)

Commentaires

  1. J'ai entendu parler de cette expo sur Arte et je pense que le livre doit être très beau mais... lourd à manipuler !

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    1. Lourd, oui, forcément... à déguster bien confortablement chez soi ☺️

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