Ce que j’essaie, c’est de capter cet insaisissable qui nous émeut dans la vie.

© Joel Saget / AFP

J'entendais dire par mes parents (surtout par mon père) : « Nous, on est ouvriers, il ne faut pas être ouvriers, il faut travailler à l'école pour ne pas avoir de patron plus tard ». Il y avait cette injonction qui a été – mais ça je l’ai mesuré bien après – très violente aussi, parce qu’elle nous mettait au cœur d’une schizophrénie, à travailler à ne pas devenir comme eux, nos parents. On ne mesure pas, dans l’enfance, dans l’adolescence, tout ce que ça implique… On le comprend plus tard, quand on a fini d’essayer de se fuir, de fuir son histoire, d’échapper à là d’où l’on vient.
(
L'enfance et la solitude - pp. 15-16)

J’ai été souvent très choqué de voir tous ces mensonges, toutes les contradictions des adultes, qui m’ont beaucoup blessé dans l’enfance. On entendait une chose et on voyait le contraire.
(
L'enfance et la solitude - p. 20)
 
Qu’un garçon lise, qu’il soit fragile, ce n’était pas ce qu’il fallait être. Un garçon devait être sportif, tourné vers le grand air. On opposait les capacités manuelles et intellectuelles. Ces dernières étaient à la fois enviées et pourtant mal perçues, comme une sorte de tare, de bizarrerie. Cette différence, elle m’a enfermé tout en me protégeant.
(L'enfance et la solitude - p. 18)

[...] c’est quand même très étrange, l’écriture. Il y a une espèce de bloc de résistance, de refus, là-dedans, qui est très farouche, très exclusif et excluant. [...] Un territoire animal. C’est à dire qu’on ne peut pas y entrer si on n’y est pas autorisé. [...] Je pourrais mettre le feu à une maison pour empêcher quelqu’un de lire des pages qui seront publiées six mois plus tard.
(
L'enfance et la solitude - pp. 23-24)

Il y avait cette violence dans la langue, mais il y avait aussi cette autre violence, sociale celle-ci, plus puissante encore, et toujours liée à la parole. Je revois mes parents dans l’entrée de la chambre, complètement abasourdis, avec des médecins qui leur parlent dans des termes très techniques. Mes parents ne comprenaient pas ce qu’on leur disait. Je ne comprenais pas plus d’ailleurs, mais je comprenais qu’ils ne comprenaient pas. C’était terrible. Ce ne n'est pas possible. Ça ne peut pas servir à ça, les mots ne peuvent pas servir à ça. C’est pour ça que j’ai toujours eu une très grande méfiance des discours. Il y a des gens qui vous écrasent, qui veulent vous dominer par le langage. Par la façon de s’exprimer, de jargonner, de vous remettre toujours à cette place qui est censée être la vôtre dans leur regard. Je revois mes parents comme des enfants face à ces  médecins. Et j’avais l’impression d’être presque plus adulte qu’eux à ce moment-là.
(L'enfance et la solitude - p. 26)

Une chose très importante à dire à des gens qui ont envie d’écrire, c’est que ce qui empêche souvent les gens d’y parvenir, c’est qu’ils confondent leur désir d’écrire avec l’écriture elle-même. Le désir d’écrire, ce n‘est pas écrire.
(Le premier roman - p. 37)

[...] les gens perdent beaucoup de temps parce qu’ils ne veulent pas renoncer à leurs admirations. Mais en ne les surmontant pas, la singularité de leur propre voix ne peut pas se faire entendre. Oui, il faut renoncer à vouloir devenir les écrivains qu’on admire pour pouvoir découvrir la tessiture de notre voix. Il faut assumer de trouver en soi un auteur qui n’est pas forcément celui dont on rêve. On préférerait écrire les livres des autres, sans doute, parce qu’on se dit qu’ils sont plus beaux, plus intelligents, plus forts. N’empêche que vous êtes là où vous êtes, et il faut savoir trouver cet endroit qui n’est qu’à vous.
(
Le premier roman - p. 43)

[...] il ne faut écrire que les livres qu’on ne sait pas écrire, et toujours terroriser l’écrivain que vous êtes en lui lançant des paris casse-gueule. Car dès qu’on a la sensation qu’on sait ce qu’on peut faire, le faire devient parodique, quelque chose ne vibre plus.
(
Le premier roman - p. 50)

Ce qui compte pour moi, c’est que les lecteurs aient le
sentiment d’un lieu possible, de la vérité d’un lieu ; je cherche la vérité d’un lieu, pas son exactitude. Du moment que le sentiment de vérité du livre est là, c’est ce qui compte.
(Une géographie personnelle - p. 54)

[...] je n’ai pas réussi à écrire un seul livre qui sorte d’une maison. Même
Continuer n’en sort pas. Vous pouvez enlever les murs de la maison, mais à la fin, mère et fils sont face à face dans la montagne, et vous êtes comme dans une maison. Tout le temps.
(
Une géographie personnelle - p. 56)
 
Faire remonter un monde que le temps a englouti, même s’il n’y a qu’une vingtaine d’années, tient à des détails qui deviennent aussi importants que l’air que les personnages respirent. On peut se tromper sur beaucoup de choses, faire des impasses, des ellipses, décider d’un anachronisme ou assumer une erreur historique si, pour la vérité romanesque, il importe de le faire. Mais, parfois, on trébuche sur ce genre de détail ridicule*, parce que c’est par eux que toute la vraisemblance dont a besoin le lecteur pour entrer dans votre roman va pouvoir prendre corps.
* [à quoi ressemblait le billet d’entrée au stade du Heysel]
(Une géographie personnelle - pp. 60-61)
 
Ce que j’essaie, c’est de capter cet insaisissable qui nous émeut dans la vie.
(L'écrivain, ce territoire occupé - p. 69)

Toute phrase est un essai qu’on se résout à abandonner faute de pouvoir aller plus loin – la phrase ne sera jamais la chose, c’est peine perdue et c’est le bel héroïsme de l’écriture que de courir après ce qu’on n’atteindra pas. Le plus souvent, après plusieurs tentatives, parce qu’on se dit qu’on ne peut pas faire mieux, ou aller au-delà, on arrête, et ce n’est pas toujours vécu sur le mode de l’échec. Au contraire, parce qu’on peut toucher la forme dans sa plénitude à elle, avec ce qu’elle est.
(L'ordre de l'écriture - pp. 97-98)

[...] l’oralité en littérature, ça n’existe pas. [...] il faut trouver des équivalents. Un équivalent de l’oralité, ce n’est pas l’oralité. C’est comment l’écriture peut donner une voix qui résonnerait de cette vibration unique de l’oralité. Ce n’est pas pareil. Tous les livres qui tentent de calquer l’oralité, ça ne marche jamais. Quand ça marche, on voit bien que c’est comme si c’était traduit, oui, d’une autre langue : l’oralité est traduite par l’écriture.
(Le personnage et les lecteurs - p. 146)

Les consignes littéraires, on peut les trouver dans les ateliers d’écriture, par tout un tas de choses. Et simplement en s’y mettant, en lisant et en écrivant, pour citer Gracq. On peut le faire, mais je crois que si on veut aller un peu plus loin, on en reviendra toujours à ça : on saute ou on ne saute pas. […] C’est beaucoup plus intime et on en revient toujours à ce geste fou de fermer les yeux, de prendre son souffle, de le retenir, et de se jeter dans le vide, en toute confiance.
(Un parcours - p. 177)

Laurent Mauvignier - Les motifs de Laurent Mauvignier.
Entretiens sur l’écriture avec Pascaline David (Diagonale, 2021)

Commentaires

  1. J'adore l'entête de ton article. Il y a des mots très justes (les contradictions de l'adulte, sur l'écriture et la nécessité de prendre des risques). Jaime beaucoup l'écriture de Mauvignier (et tu le sais déjà), son honnêteté, son urgence parfois, même si j e n'ai pas lu tout de lui. Merci à toi pour les extraits.

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    1. Comme toi, Mauvignier est un auteur que j'apprécie énormément. J'ai découvert, à travers ces entretiens, une facette de lui que je ne connaissais pas (mais que sans doute les lecteurs.trices qui assistent à ses conférences/signatures, connaissent, eux, sans doute déjà.
      Ces entretiens sur la littérature, et la création en général (car j'ai trouvé que pas mal de réflexions pourraient être transposées à d'autres arts) sont vraiment très intéressants, qu'on s'intéresse ou pas à l'auteur.

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