C’est vivre qui nous tue. Parce qu’on souffre et elle s’en fout, cette vie, que l’on s’accroche ou non

© Julien Ulvoas

 
Camille
Le sourire qu’elle adresse, quand on le lui demande, est une fissure donnant sur du vide.
(p. 11*)

Cette habitude nécessaire qu’ont les catastrophes de s’imposer un beau jour, quel que soit le temps que ça leur prend, cette patience cruelle.
(p. 21*)

À la maison, elle sait quand sa mère va se mettre à pleurer, elle a de l’entraînement : Patricia pleure quasiment tous les soirs pour un oui ou pour un non. À force, Camille est capable de sentir l’air se déformer avant que ça n’arrive. Cette onde qui rend le décor un peu moins solide, un peu plus effrayant. Elle sait quand la seconde d’avant s’apprête à buter sur celle d’après et que l’instant s’enraie. Chaque fois, c’est comme si son cœur se mettait à battre plus vite, mais dans sa tête de petite fille ce n’est pas de la peur, c’est de l’amour plus fort, qu’il faut s’empresser de répandre et d’étaler. Elle est ce genre d’enfant qui s’épuise à ce que rien d’inévitable ne puisse arriver.
(pp. 35-36*)

Elle s’est interposée sans réfléchir quand elle a compris que le garçon allait tomber, que les autres étaient en train de s’en prendre à lui. Elle n’a pas regardé combien ils étaient, ni quelle taille ils mesuraient, elle n’a pas pensé à tout ce qui risquait de se passer si elle faisait ou disait quelque chose qui ne leur plairait pas. Elle s’est juste intercalée pour absorber le choc. C’est ce qu’on a demandé à Camille depuis qu’elle est née : être un écran de douceur pour rendre la douleur acceptable. Et ça, elle a toujours su le faire, aussi gamine qu’elle ait été, réparer les vivants et leur solitude avec cette lumière en elle.
(p. 37*)

C’est sa façon de prendre soin de sa mère, se tenir là sur le côté, s’effacer tout en gardant le phare.
(p. 44*)

Camille ne la perd pas de vue. C’est de la pensée magique, croire qu’à cette distance elle peut parvenir à infuser dans l’esprit de sa mère un peu de raison, si elle le veut vraiment. Mais Patricia se noie dans les corps et rien n’est un refuge. Camille le voit à des sursauts minuscules et tristes. On perçoit vite ces détails quand c’est sa propre mère qui se donne en spectacle, ce qui l’éteint, ce qui l’abîme et l’interrompt, quand elle n’est pour les autres qu’explosions de voix et sourires pleins de dents.
(p. 45*)

Est-ce que c’est dégueulasse de savoir aussi clairement qu’elle ne veut pas la même vie que sa mère ? Cette quête de rien qui conduit nulle part. Est-ce que c’est mal de se croire trop bien pour ça ? Est-ce qu’au fond cela fait d’elle une mauvaise personne, de celles qui ont jugé Patricia et l’ont abandonnée ?
(p. 48*)

Les baisers sont commodes quand on ne sait plus quoi ajouter, ils peuvent être à la fois une amorce et une fin, des points de suspension.
(p. 79*)

Par ses reproches incessants, Patricia continuait d’obliger Camille à elle. Camille restait pour sa mère cette petite fille utile que Patricia avait disposée à tous les endroits creux de sa vie pour y amener du beau, mais qui était devenue cette adulte inutile et qui lui échappait.
(p. 85*)


*    *    *    *    *    *

Jéremy
On lui avait répété qu’il faudrait du temps, que la dépression était difficile à appréhender. Il le sait. Il l’a compris très vite. Qu’elle naît tout au fond, à un endroit de soi où les pensées et la chair sont liées, à ce point de fusion qui n’obéit à rien de tangible. Ni à la volonté ni au plaisir.
(p. 77*)

Ce sont des instants comme ceux-là, où il voudrait mourir. Pas ce machin immense et définitif dont tout le monde parle, non, juste une parenthèse, un moment d’effacement. Il aimerait disparaître, semer les sensations qui l’envahissent peu à peu, trouver refuge dans une fin discrète. Mais rien ne se passe qui le soulage, au contraire. L’angoisse devient solide, le malaise tangue si fort qu’il déborde et devient physique.
(p. 95*)

Vue de loin, elle est séduisante cette vie, pleine de serments, d’envies et de désirs. Mais, si on plisse les yeux, si on s’attarde sur les détails, si on se rapproche d’un peu trop près, on voit à quel point elle est moche et méchante. Des mensonges plein les jours qu’elle égrène. Des promesses qu’elle ne tiendra jamais.
C’est vivre qui nous tue, oui.
C’est vivre qui nous tue.
Parce qu’on souffre et elle s’en fout, cette vie, que l’on s’accroche ou non.

(p. 134*)

*sur ma liseuse
Antoine Dole - Six pieds sur terre (Robert Laffont, 2021)
 

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