Je ne peux pas continuer à me faire mal comme ça : on ne saurait embraser une tombe
Jean Cocteau - Raymond Radiguet endormi, 1922 |
Au fond, ma vie avec Erwan ressemblait à tellement d’autres. Banale et privilégiée. Mais il aura manqué cette faille par laquelle la lumière entre et dont parle Leonard Cohen dans je ne sais plus quelle chanson. Une brèche pour me tenir les yeux ouverts. Ou, si je suis honnête, pour me les ouvrir.
(je n'existe plus, p. 6*)
Le jour où il m’a dit : « Tu te souviens qu’on a les Perrin à dîner ce soir ? » (Je pourrais commenter.)
« Ces couteaux ne coupent plus, bordel. »
« Je t’ai pris ton morgon chez le caviste en passant. »
« Tu peux baisser, s’il te plaît ? »
« Marche pas là, c’est plein d’eau. »
Juste la vie. Qui aurait pu durer sans accrocs majeurs. Deux alliés. Qui faisaient encore l’amour.
Je ne me projetais pas. Plus. Je ne l’ai su qu’après.
(je n'existe plus, p. 9*)
(je n'existe plus, p. 6*)
Le jour où il m’a dit : « Tu te souviens qu’on a les Perrin à dîner ce soir ? » (Je pourrais commenter.)
« Ces couteaux ne coupent plus, bordel. »
« Je t’ai pris ton morgon chez le caviste en passant. »
« Tu peux baisser, s’il te plaît ? »
« Marche pas là, c’est plein d’eau. »
Juste la vie. Qui aurait pu durer sans accrocs majeurs. Deux alliés. Qui faisaient encore l’amour.
Je ne me projetais pas. Plus. Je ne l’ai su qu’après.
(je n'existe plus, p. 9*)
Avant, je prenais très rarement en considération la vie des gens. Je prenais ma vie avec Erwan en considération, et un peu celle de mes proches. Ma seule fenêtre sur le monde résidait dans le répertoire théâtral qui est allé en s’amenuisant avec les années, puis s’est résumé à des messages publicitaires. Aujourd’hui, je vois toutes ces trajectoires qui se croisent, peu enviables pour certaines, plus opaques et attirantes pour d’autres. Je n’en fais rien. Juste, elles existent.
(je n'existe plus, pp. 10-11*)
Je ne sauterai pas non plus du sixième étage. Il n’y aurait qu’une alternative ? Jouer le jeu ou mourir ? Je postule autre chose.
(je n'existe plus, p. 12*)
Je n’existe plus. C’est quelque chose, même s’il n’y a pas beaucoup de mots pour en parler. La vie qu’on nous a faite n’est pas taillée pour ça, donc les mots manquent. Théoriquement, il n’est pas permis d’arrêter. De sauter du train en marche. Ou alors on se tue.
(je ne me tue pas, p. 13*)
Alors voilà, je vais bien. Je vais très bien. Je mène mon projet qui est de n’en avoir aucun. Et je ne laisserai personne m’en détourner. Si je dois quitter la chambre d’Alice, je trouverai un autre refuge. Et, de nouveau, je ne deviendrai personne.
(je ne me tue pas, p. 13*)
C’est épuisant d’être chic et pauvre, d’avoir faim en costume.
(je serai un grand mort, p. 21*)
L’amour ne tient à rien aujourd’hui (ai-je jamais réellement désiré l’amour ?). C’est un leurre où il ne faut entendre que le plaisir. Et le plaisir, on s’en déprend aussi vite qu’on s’y est vautré. L’amitié est infiniment supérieure, elle fore sous l’épiderme, c’est l’ami qu’on a dans la peau, pas la femme.
(je serai un grand mort, p.p. 21-22*)
Alors voilà : tout est dit et rien ne s’est dit.
Là, notre éclatante défaite, Pierre.
Et le pire dans tout ça, c’est qu’on se reverra.
(je serai un grand mort, p. 25*)
C’est grisant, on ignore dans quelle direction le cœur va s’affoler : d’incompréhension (comment ai-je pu l’aimer ?), de chagrin (j’ai encore envie de l’embrasser) ou de regret (ce n’est pas la personne que j’ai connue).
(je ne fais que passer, p. 29*)
Je refuse de vivre comme toutes ces bagnardes résignées qui se gargarisent de leur maison et de leur personnel pour mieux oublier qu’elles n’ont qu’une demi-vie. Je ne veux pas être partiellement libre grâce à un homme, je veux être totalement libre grâce à moi-même. Tant que les femmes se contenteront d’être superficielles et paresseuses, elles seront inférieures. Et j’affirme que moi, Annemarie Schwarzenbach, je serai un homme libre !
(je ne suis pas l'europe, p. 42*)
Quand les enfants leur échappent, les parents pensent aux conneries, aux dangers, pas à l’amour.
(je ne te plais pas, p. 73*)
Personne ne les pourchassait mais ils couraient quand même, ivres de leur chétif méfait, heureux d’avoir trouvé un semblant d’aventure car c’est bien ça qu’il leur fallait, on ne peut pas parler de Yourcenar tout le temps.
(je ne te plais pas, p. 80*)
Puis, agenouillé au pied du lit, j’ai caressé son dos mais n’y ai trouvé qu’une pierre dure et froide. Je me suis juré d’attendre à l’avenir qu’il se manifeste par un geste ou une parole, je ne peux pas continuer à me faire mal comme ça : on ne saurait embraser une tombe.
(j'ai le soleil au moins, p. 85*)
Ne vous trompez pas sur ce qu’est profondément le style : non pas une façon compliquée de dire des choses très simples mais une façon très simple de dire des choses compliquées.
(j'ai le soleil au moins, p. 86*)
— Et alors vous êtes venu avec un roman à écrire ? Je ne vous demande pas de quoi ça parle, même si j’en meurs d’envie !
J’ai contemplé encore une fois la vue. C’était à couper le souffle et, en même temps, totalement enveloppant, rien d’écrasant.
— Ça parle de moi. Ma vie. C’est la première fois. J’écris plutôt des fictions d’habitude.
— Alors ça vous paraît impudique tout d’un coup ?
— En fait, je ne sais pas si je me passionne tant que ça ! Au moins, quand je me lance dans un roman, je peux être quelqu’un d’autre. Enfin, pardon, ce n’est pas très intéressant.
— Si si ! La lectrice vous implore !
— C’est terrible de n’être que soi, vous ne trouvez pas ? On s’en étourdit sur les réseaux, mais en réalité c’est tout à fait emmerdant. Je préfère les personnages.
(je n'ai pas besoin d'amour, p. 99*)
— Vous n’allez pas le faire, n’est-ce pas ? a lancé Marthe.
— Quoi donc ?
— Ce personnage soi-disant inspiré de moi.
— Vous commencez à comprendre qu’il ne fait pas bon fréquenter un écrivain ? Mais qu’auriez-vous à craindre : je ne sais rien de vous.
Elle s’est retournée, goguenarde.
— C’est vrai.
— Du coup, vous n’allez plus rien me raconter, c’est ça ?
Les gorges s’élargissaient, laissant le soleil frapper la roche claire. J’ai fait quelques pas sur ma droite pour pouvoir continuer à avancer sous les rayons.
— Vous savez, je cherche surtout des prétextes. De quoi me déclencher. Après j’invente. Elle est plutôt là la traîtrise.
(je n'ai pas besoin d'amour, p. 112*)
— Je ne vous intéresse pas du tout, hein ?
— Je crois que je n’ai jamais trop su quoi faire des gens qui tiennent à dire tout ce qu’ils pensent. Je ne sais pas si ça sert vraiment à grand-chose.
Elle eut un sourire amer.
— Vous êtes pour l’hostilité feutrée…
— Je suis pour tout ce qui arrive. Et tranquille quant à tout ce qui n’arrivera pas.
(je n'ai pas besoin d'amour, p. 126*)
Merveille de silence, la chaleur qui grimpe, la journée sera divinement longue et, même plongés dans le livre le plus envoûtant qui soit, on se surprendra incessamment le nez en l’air, les yeux jamais rassasiés devant l’étendue turquoise. Bado passe derrière moi, aussi discret qu’un chat, baiser dans la nuque. Déjeuner, sieste, nage à deux, balayer sur la terrasse les fleurs déjà tombées des lauriers-roses, dessiner de nouveaux meubles, gommer, reprendre, tandis que Bado écrit ses articles pour la revue. Et l’amour là-dedans : n’importe quand, comme un doux caprice capable de tout interrompre. Blessed life.
(j'ai voulu revoir E-1027, pp. 136-137*)
En réalité, je n’étais pas taillée pour l’amour ; je lui ai toujours préféré la passion. Mais la passion flambe et ne dure jamais. Le vertige tourne au confort, l’incertitude fébrile se fait douce confiance, et le feu ne brûle plus. Cher Bado, je t’ai quitté parce que entre nous, c’était devenu de l’amour. Ce n’était plus que de l’amour.
(j'ai voulu revoir E-1027, p137*)
— Il ne faut jamais chercher le bonheur, murmuré-je. Il passe sur la route, mais toujours en sens inverse. Souvent, je l’ai reconnu.
(j'ai voulu revoir E-1027, p. 141*)
Son visage s’assombrit. Manifestement ma question menaçait de lui foutre le cafard. Mon frère a très vite le cafard. C’est une chose que j’aime bien chez lui, je me dois d’en faire mention. Je m’accroche à l’idée que, même chiant au possible, un homme si mélancolique ne peut pas être totalement inintéressant.
(je m'inquiète pour chopin, p. 148*)
Tu vois : pas exactement la mort. Mais une certaine idée du pire.
(j'ai toute la vie devant vous, p. 187*)
Voilà, mon vieux Léon : je ne suis qu’un vieil adolescent qui ne sera rien devenu, faute de temps.
Je vais attendre patiemment que la mort me cueille. Cela ne devrait plus tarder.
Je m’en vais avec amertume.
Je ne pensais pas qu’on puisse finir ainsi.
Je ne dis pas : malade.
Je dis : si seul.
(j'ai toute la vie devant vous, p. 192*)
— Je vis comme Duras. Marguerite partait du principe qu’il faut toujours avoir un coup d’avance avec certains produits essentiels car, en matière ménagère, 1 = 0 là où 1 + 1 = 1.
(j'y suis, p. 197*)
Je me suis procuré récemment un filtre qui obscurcit l’écran de l’ordinateur pour éviter les maux de crâne ; on devrait inventer semblable protection pour les jeunes garçons trop francs, me suis-je dit ; une sorte de bâillon qui ferait tamis.
(j'y suis, p. 201*)
*sur ma liseuse
Arnaud Cathrine - Début de siècles (Verticales, 2022)
Un journal, des réflexions?
RépondreSupprimerUn recueil de très belles (et mélancoliques) nouvelles.
SupprimerOh! Le retour d'Arnaud Cathrine. Je serai au rendez-vous. Merci pour cet avant-goût (qui me rend encore plus impatiente) 😉
RépondreSupprimerEt un retour en grande pompe, qui plus est ! Un vrai régal que ce nouveau livre.
Supprimertu sais donner l'eau à la bouche ! Merci pour le passage sur Margueritte Duras. Son livre de recette est cocasse où figure sa liste de produits indispensables qui doivent impérativement être disponibles dans sa cuisine. Si elle n'a pas une bouteille d'huile d'avance, elle est sans huile !
RépondreSupprimerMon Dieu ! Je suis une Marguerite Duras qui s'ignore ! 😱
SupprimerSi ces quelques citations te donnent envie, tu vas te régaler car, replacées dans leur contexte, elles sont encore plus savoureuses.