La musique serait peut-être la confidente que j’attendais

Madame Butterfly de G. Puccini - Fantaisie pour Piano par Charles Godfrey Junr., G. Ricordi & Co (Italy), 1905


Comme l’aurait dit ma mère, jadis, devant ma bibliothèque naissante : plus y en a, plus ça fait un beau pan de mur.
I – Sanglots / Madama Butterfly I (p. 13*)

Je ne savais pas trop pourquoi, mais j’avais pris Barbara en grippe.
Mes amis en étaient fous, ils ne parlaient que d’elle, de ses nouvelles chansons, fredonnaient sans cesse
Dis, quand reviendras-tu ou Göttingen, pendant que moi je grinçais des dents. Je devais m’avouer cependant que je trouvais certaines chansons belles ; c’est elle qui m’énervait avec ses airs de vampire en vacances, sa façon de hachurer les mots, de les bouler au point de les rendre presque méconnaissables. À mon avis, elle aurait bien eu besoin d’un professeur de diction. À la télévision, elle se penchait sur son piano comme si elle voulait y piquer du nez et piochait dessus avec, semblait-il, la ferme intention de le démolir.
I – Sanglots / Barbara (p. 28*)

Puis la vampire de velours noir fit son entrée à toute vitesse, sans saluer, sans même regarder en direction de la salle. Ovation encore plus importante. Elle se dirigea vers le piano comme si elle lui en voulait. Elle s’installa sur son banc et attendit, toujours de profil, que finissent les applaudissements avant de commencer le récital.
I – Sanglots / Barbara (p. 32*)

Et pendant l’heure et demie qui suivit, je découvris toutes les beautés que je n’avais jamais voulu voir, les aveux bouleversants, les chuchotements dont je m’étais tant moqué et qui contenaient pourtant toute la douleur du monde, je vis des paysages tristes décrits en mots simples et des femmes qui souffraient d’une absence, d’un départ, je me laissai couler dans ce monde glauque d’où l’espoir semblait banni à tout jamais, j’entendis des déclarations d’amour déchirantes et oui, tout de même, des paroles véhémentes annonçant de terribles vengeances ou, du moins, leur désir.
I – Sanglots / Barbara (p. 33*)

[...] je ne connaissais rien à la musique et, comme beaucoup de mélomanes, préférais rester ignorant de ses mystères et me laisser mystifier par ses beautés. Rêver, se laisser ensorceler plutôt que de travailler !
II – Rires / Un ballo in maschera (p. 38*)

Plus la musique montait, plus le thème principal, si tragique, se développait, plus je me sentais léger. Je ne savais pas si je vivais une rédemption ou un châtiment, mais j’avais l’impression de m’élever dans le salon si laid de notre appartement de pauvres, je respirais à grandes goulées et pourtant je manquais d’air. Les larmes qui emplissaient mes yeux étaient de terreur autant que d’exultation. C’était ça… C’était ça que je voulais connaître, que je voulais explorer, peut-être encore plus que l’opéra, en tout cas autant. C’était là la panacée, la grande consolation que recherchait le ti-cul de quatorze ans complexé et solitaire que j’étais, engoncé dans son secret inavouable et n’en voyant pas l’issue. La musique serait peut-être la confidente que j’attendais.
III – Épiphanies / Le Lac des Cygnes (p. 91*)

Édith-le-coup-de-poing.
C’est comme ça qu’il l’appelle parce qu’à la fin de L’hymne à l’amour, ou de La vie en rose, il a envie de se plier en deux – Édouard, pas la Duchesse – comme s’il venait de recevoir un coup de poing au ventre. Toute sa vie cachée, enfouie, le côté fleur bleue, à l’opposé de la duchesse, et qu’il n’oserait jamais montrer au grand jour, se trouvent là. Dans les chansons au complet, dans chaque parole, dans chaque note et, par-dessus tout, dans la voix d’Édith. Sa voix droite, sans vibrato, qu’elle vous lance par la tête et qui vous écrase d’émotion. On dit d’elle qu’elle a l’oreille absolue, qu’elle est incapable de produire une fausse note. Il ignore ce que ça signifie. Tout ce qu’il sait, c’est qu’Édith le fait régulièrement mourir d’amour et il lui voue donc une immense reconnaissance. Édith est sa panacée, son soulagement. Elle guérit et console. Personne ni rien ne le fait vibrer comme elle… et en ce soir du 9 mai 1955, dans l’autobus Mont-Royal qui se dirige vers l’ouest, il a en poche un billet pour son concert au Her Majesty’s Theatre, dans le fin fond du quartier anglais de Montréal.

Deux Codas / La Duchesse va voir Édith Piaf (pp. 108-109*)
*sur ma liseuse
 
Michel  Tremblay - Offrandes musicales (Leméac, 2021)

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