À quel moment de la vie bascule-t-on au stade soirée raclette ? Rien ne marque mieux et de manière plus déprimante le passage à l’âge adulte

 
 

Cette semaine-là, à quelques jours d’intervalle, mon meilleur ami d’enfance s’est suicidé, Lisa m’a quitté et on annonçait qu’une météorite allait frôler la Terre à une distance suffisamment proche pour que l’on s’en inquiète – selon certains spécialistes, il n’était pas exclu qu’elle la percute. La date et l’heure étaient incroyablement précises, et je me suis toujours demandé comment les astronomes pouvaient calculer les trajectoires avec une telle précision alors que la météo à sept jours, elle, est à peine fiable. Un événement sur les trois s’est plutôt bien terminé, il faut toujours voir le verre à moitié plein – au tiers plein pour être exact.
(p. 6*)

Il arrive parfois que tout soit concentré sur un laps de temps très court, un condensé d’événements, et après tout pourquoi pas. Comme disait ma mère quand on vidait les courses du coffre de la Talbot Horizon :
Prends deux sacs d’un coup, ça évitera d’y revenir.
(p. 7*)

[...] je ne comprends pas quel plaisir ont les gens à être dans une piscine. Il suffit, moi, que je pénètre dans l’eau (piscine, mer, baignoire, qu’importe le contenant) pour que le temps se mette subitement à s’étirer de manière irrationnelle. Je ne sais absolument pas quoi faire de cet élément. Nager, se mouvoir, faire des clapotis avec la paume de ses mains, prendre de l’eau dans la bouche et la recracher en jet, oui, bon, d’accord, mais pourquoi ? L’immersion suscite immédiatement chez moi un ennui profond, m’apparaissent alors toutes ces choses que je pourrais faire ailleurs, hors de l’eau, je prends subitement conscience du temps qui passe, les minutes se concrétisent en une entité rare et friable que l’on se doit de chérir, un don divin qu’il ne faut gâcher à aucun prix, à ce stade je me mets généralement à penser à la mort.
(p. 10*)

Alors que des auteurs font le tour des émissions pour parler de leur livre, ma période de promotion à moi avait consisté à répéter sans fin à mes proches
Mais non il ne s’agit absolument pas de toi, c’est une fiction.
(p. 13*)

Si mon livre avait été un best-seller, les réactions auraient été radicalement différentes. Ça n’est pas le vol qu’on vous reproche, c’est l’échec. On veut bien être utilisé, mais pas dans les fiascos, sinon c’est double peine.
(p. 14*)

En sortant j’ai allumé une cigarette en me disant que si je faisais un AVC, là, Lisa culpabiliserait toute sa vie – j’étais dans ma phase suicidaire modéré.
(p. 25*)

En allant glaner des informations sur l’universitaire, je partais du principe que le fantasme de l’inconnu est toujours plus douloureux que la réalité, ce en quoi je me trompais. Sur toutes les vidéos, son verbe facile, sa voix posée, comme si tout pouvait être réglé, le genre de type qui ne voit pas de problèmes, uniquement des solutions, le genre de type sur lequel on peut s’appuyer, qui n’élève jamais la voix, qui revissera le robinet de la salle de bains et reclouera la plinthe avec une aisance indolente et tranquille, sifflotant un air d’opéra, et de temps à autre Lisa viendra derrière lui pour enlacer son cou et déposer un tendre baiser sur sa barbe de trois jours en trouvant merveilleux que l’on puisse revisser un robinet sans le casser, elle n’aura jamais vu ça de sa vie. Les musiciens ont coutume de dire
Ce nouvel album s’est fait en réaction au précédent, il semblerait qu’il en soit de même en amour.
(pp. 28-29*)

Je vais consacrer mon mois d’été à écrire un roman poignant, sensible et émouvant, réveiller mes démons, transformer mon chagrin en matière brute, descendre à la mine et en remonter le texte le plus beau, le plus bouleversant qui soit. Je vais plonger dans l’écriture avec l’acharnement et la concentration d’un guerrier samouraï, un chemin dont rien ne m’écartera, je vais m’astreindre à un rythme strict et physique, dix mille signes par jour, guidé par l’écriture et elle seule, ne vivre et ne penser que par elle, chacun de mes gestes tendu vers un seul et unique but, le livre.
(p. 31*)

Léo est sous Ritaline, un traitement pour le calmer et le recentrer, et rares sont les phrases où le prénom Léo n’est pas suivi de près par le mot Ritaline, de sorte qu’on a l’impression qu’il s’agit d’un prénom composé, je me dis parfois qu’ils auraient dû l’appeler Ritaline, ça aurait tout simplifié.
(p. 37*)

Tous trouvent l’idée formidable et attendent mon avis et je n’ai d’autre choix que de la trouver formidable aussi, ayant depuis longtemps admis que ma vie n’est régie que par l’enthousiasme des autres.
(p. 41*)

Voilà ce qui nous a toujours rapprochés, Florent et moi : le gène de la catastrophe auto-immune, une aptitude à se rendre la vie plus pénible encore sans la moindre aide extérieure. Un vrai don de Dieu.
(p. 59*)

Par un hasard malheureux, il n’y avait plus d’autres places disponibles quand nous sommes arrivés, nous nous sommes assis à la première table devant elles, et ma politesse maladive m’oblige à montrer ostensiblement que je les écoute et apprécie leur prestation en oscillant légèrement de la tête au rythme de la musique quand les autres gens sur la terrasse font comme si elles n’existaient pas et se contentent d’applaudir mollement après chaque chanson. L’une d’elles, la brune (la brune c’est Véronique ou Davina ? Je les confonds toujours), finit par me remarquer et me regarde de manière de plus en plus appuyée, elle sourit dans ma direction quand elle chante, comme un professeur qui arrive à capter le regard du seul élève attentif de la classe et ne le lâche plus, se raccrochant à lui comme à une bouée en pleine mer.
(p. 69*)

C’est toujours Jeanne qui m’appelle et non Florent. Peut-être parce que c’est elle l’organisatrice non seulement de ma réinsertion affective mais de leur vie à tous les deux de manière générale, lui se contentant de suivre et acquiescer, non pas en suiveur résigné, plutôt une soumission volontaire et joyeuse, le lâcher-prise de celui qui est à l’arrière du tandem et qui trouve plus confortable de ne pas diriger, pédaler lui suffit amplement. Quand, on ne sait par quel bouleversement cosmologique, Florent se risque à prendre une décision par lui-même, il se tourne immédiatement vers Jeanne pour lui demander validation, comme s’il s’était aventuré bien trop loin dans la forêt sombre et hostile des responsabilités,
Hein, 17 heures, Jeanne, ça va 17 heures ?
(pp. 72-73*)

À quel moment de la vie bascule-t-on au stade soirée raclette ? Rien ne marque mieux et de manière plus déprimante le passage à l’âge adulte.
(p. 74*)

Je finis par concéder que, oui, Chloé est quelqu’un de chouette, un peu allumée mais chouette. Jeanne ne lâche pas le morceau,
Tu avais déjà dit ça de Mylène, chouette, on dirait que tu ne connais qu’un seul adjectif, mais laquelle est la plus chouette ? Mylène ou Chloé ? et je perçois une intonation espiègle dans sa voix. J’ai l’impression de me trouver dans un jeu de téléréalité où je dois choisir entre plusieurs prétendantes. Chloé, je te mets 6, la transplantation fécale lors d’un premier rendez-vous, on est sur une proposition audacieuse mais risquée, quant à toi Mylène, je te mets 6 aussi car tu as fait preuve d’un manque de discernement quant au choix de la sortie culturelle, le butô ça passe ou ça casse, je suis désolé.
(p. 75*)

Mon éditrice m’a aussi dégoté, Tiens-toi bien m’a-t-elle prévenu comme si elle allait m’annoncer monts et merveilles, une dédicace au Leclerc près de chez moi, Leclerc c’est une visibilité incroyable, les grandes surfaces c’est l’opportunité de toucher un public qui ne va pas naturellement vers le livre et tu imagines le nombre de personnes qui vont voir ton livre en une après-midi, non je n’imaginais pas. Et je me suis retrouvé là, assis derrière une petite table, à l’entrée, un grand bac de pastèques dans mon dos, de sorte que les clients, juste après avoir passé le portique, se retrouvaient face à moi et ne savaient très bien que faire de cette situation (moi non plus cela dit). Alors, mus par un réflexe naturel de défiance, ils choisissaient de m’éviter, n’osant pas s’approcher de la table, cette même appréhension qui nous interdit de nous approcher trop près d’une carte de menu affichée en terrasse de peur de se voir happé par le garçon et de se trouver au pied du mur. [...] À cause de moi, pas une pastèque ne serait vendue aujourd’hui. Faute d’être un auteur à succès, je faisais un épouvantail formidable. Je ressentais pour la première fois de ma vie ce que pouvaient ressentir les mendiants dans la rue : je me retrouvais là par obligation, à devoir affronter au mieux des regards gênés qui semblaient dire Ah c’est bête je n’ai plus de monnaie, au pire pas de regard du tout, une armée de crânes pivotant à 90° à une vitesse vertigineuse.
(pp. 82-83*)

Il s’agit d’une expo collective à laquelle participe un de ses amis, elle tient à nous le présenter dès que nous arrivons, et la première chose qui me frappe quand je le vois c’est que le type est le sosie parfait de Laurent Broomhead, l’animateur d’un jeu télévisé dans les années 90,
Pyramide, et pendant qu’il nous parle, j’ai juste envie de lui dire En trois. C’était le principe du jeu, il fallait faire deviner un mot en passant par d’autres mots et annoncer le nombre de briques, donc de mots, qu’on s’autorisait pour faire deviner le mot mystère. J’ai dû mettre un mois à comprendre les règles de ce jeu mais, même durant la période où je ne comprenais rien, j’étais subjugué, un peu comme devant un film de David Lynch ou une toile de Basquiat, on n’est pas obligé de comprendre pour être fasciné, ça ne m’étonne pas que Laurent Broomhead se soit lancé dans l’art contemporain, le parcours est cohérent.
(pp. 94-95*)

Et donc Christel était là, avec quelques kilos de plus et une couleur de cheveux inédite, de ces couleurs qui n’existent que sur les cheveux de femmes quadragénaires de province, de ces teintes se situant dans une dimension parallèle entre le fuchsia et le grenat.
(p. 100*)

Si j’avais dû choisir une chanson qui le représentait, je n’aurais pas su, je n’aurais pas voulu surtout, trop de responsabilité, il faut savoir être humble face au souvenir. Affirmer le jour du grand départ
Voilà, je vous le dis, Marc c’était ça, ferme, définitif, Marc c’est ce morceau, point barre, c’est non négociable, non, très peu pour moi. Il faudrait inscrire dans notre testament la bande originale de notre enterrement pour n’être pas trahi une seconde fois par notre premier amour. Mon morceau à moi serait, je crois, La marelle, ritournelle qu’enfant je fredonnais à longueur de journées sans même savoir ce que c’était ni d’où elle venait, mais elle est pour moi le symbole de mon enfance et on revient toujours à l’enfance, on y revient de plus en plus à mesure que le temps passe, et on n’en est jamais aussi près que le jour de notre mort.
(pp. 100-101*)

À une époque, à la question Préfères-tu mourir de longue maladie annoncée ou subitement ? j’optais sans sourciller pour la mort subite, abrupte, ne pas avoir le temps de la voir venir. Mais le temps m’a fait changer d’avis. Il faut savoir préparer sa sortie, organiser tous les détails, surtout pour les gens comme moi qui offrent une facette différente à chaque milieu. Je n’ose imaginer la zizanie si je ne règle pas avant de partir la cérémonie dans ses moindres détails, tous ces gens pensant me connaître, mais connaissant tous un Alan différent, qui se crêperaient le chignon sur tel ou tel choix et on finirait par demander à ouvrir le cercueil afin de vérifier qu’on parle bien de la même personne.
(pp. 101-102*)

Je ne sais plus qui a dit (Henry Miller je crois)
On est auteur avant même d’avoir écrit la moindre ligne, et cette maxime me convient parfaitement.
(p. 110*)

[...] la nounou s’est décommandée à la dernière minute, elle a la grippe, et je suis le seul à trouver curieux qu’on puisse avoir la grippe en plein mois d’août, plus probablement aura-t-elle fait une overdose de Léo, et, soupesant le pour et le contre, opérant une rapide règle de trois entre argent gagné en une soirée et années d’espérance de vie perdues, elle s’est dit qu’elle allait faire l’impasse ce coup-ci, histoire de recharger les batteries.
(p. 121*)

[...] elle est jolie, elle a des yeux verts avec de grands cils derrière des lunettes, elle semble assez réservée et elle a un gros grain de beauté sur le côté droit du menton, ce genre de particularité entre charmant et disgracieux, et qui, dans un cas comme dans l’autre, attire immanquablement le regard, et l’on doit fournir un effort de concentration supplémentaire pour que notre rayon optique se maintienne à hauteur de ses yeux et ne s’abaisse pas sous sa bouche par un effet magnétique.
(p. 122*)

Le retour s’est fait en silence, je n’ai même pas osé argumenter, je savais qu’elle venait d’ouvrir pour la première fois la porte de mon petit débarras personnel, celui qui abrite mes zones d’ombre et mes faiblesses, porte que j’avais pris soin jusqu’alors de dissimuler derrière un grand tapis mural coloré.
(p. 131*)

Dans
Tintin au Tibet, il y a cette séquence avec les sherpas, tous marchent à la queue leu leu sur le chemin, chargés de sacs énormes, et le capitaine Haddock marche loin devant tout le monde, enthousiaste et plein d’entrain, sifflotant, torse bombé et tête haute, puis au fil des cases, on le voit perdre en superbe et régresser jusqu’à finir loin derrière, épuisé, transpirant et las, voilà, c’est un peu la conception que j’ai toujours eue de la traversée de la vie : on part le torse bombé et on finit cent mètres derrière les sherpas. Florent et moi ne sommes pas encore à cent mètres mais les sherpas sont déjà bien loin devant nous.
Nous sommes là, assis comme deux vieillards sur un banc de village, en arrêt au bord du monde qui s’agite à une vitesse folle, et tout autour de nous transpire un climat de jouissance ultime avant la fin du monde,
Sea, sex and sun, quoique en ce qui me concerne ce serait plutôt Sea, état vaguement dépressif and sun, mais je doute que la chanson eût autant cartonné avec un titre pareil.
(p. 143*)

Je fais la queue derrière une dame quand arrive un texto de Jeanne,
Alors cet aprèm plage ? suivi d’un émoji qui sourit de toutes ses dents avec les yeux plissés, expression que je situe entre la taquinerie et la complicité. L’avantage du texto est que je ne suis pas au pied du mur pour lui répondre
(p. 144*)

Elle me demande si la battue s’est bien passée, je lâche un Oui oui génial un peu trop enjoué avant de me raviser, en réalité pas tant que ça, nous n’avions rien trouvé, c’était assez triste, puis nous échangeons un peu sur Jeanne et Florent et finissons par nous dire au revoir. Je croyais qu’elle avait déjà mis de l’essence et s’apprêtait à repartir, mais la voilà qui, comme moi, décroche le pistolet pour remplir son réservoir, et nous nous retrouvons à deux mètres l’un de l’autre en train de mettre de l’essence, et je trouve la situation très gênante, comme lorsqu’on dit au revoir à quelqu’un dont on s’aperçoit avec stupeur qu’il part dans la même direction que nous, et on se retrouve à marcher à quelques mètres l’un de l’autre sans savoir si on doit se parler, et quand l’un des deux se décide enfin à prendre les choses en main et reprend la conversation, c’est encore pire, et jamais essence ne m’a semblé s’écouler aussi lentement. J’appuie de toutes mes forces sur le pistolet comme si le flux allait s’accélérer. Je pourrais très bien ne remplir que la moitié du réservoir et repartir mais ça semblerait suspect.
(p. 153*)
*sur ma liseuse
 
Fabrice Caro - Samouraï (Gallimard, Sygnes, 2022)

Commentaires

  1. Tiens tiens, guetter en bibli. Je viens de lire Moon river, au fait.

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    1. Mon billet va suivre d'ici quelques jours; tu devrais être mieux fixée sur ce roman. Mais, tu auras vu à la lectures des extraits : Fabrice Caro est moins barré que Fabcaro 🥸

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  2. Hé bien, tu as noté un bon paquet de citations ! J'adore la première !
    Je n'ai lu que Le discours, je pourrais continuer (mais tout d'abord je viens d'emprunter le dernier Blondel à la médiathèque)

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    1. J'avais beaucoup aimé Le discours (et Broadway et Figurec), mais celui-ci est, pour moi, le meilleur des quatre.
      J'espère que tu passeras un bon moment au Tom's en compagnie des personnages de Blondel.

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