L’avenir est dans le regret

Stefan Schmitz - Am Ende des Regenbogens (Schweizer Monat #1067, Juni 2019)

Nés il y a vingt ou trente ans (un peu plus, un peu moins – notre âge importe peu), nous n’avons déjà plus que nous-mêmes en ce monde, contrairement à vous, monsieur le juge, qui pour vous abriter des affronts du temps avez à portée de main le musée de la nostalgie (vos souvenirs), car vous au moins vous avez perdu quelque chose.
Discours de la mer interdite (p. 7*)

Mais qui a sérieusement envie que le climat soit son combat ? Qui a envie d’élever au rang de droit le fait de respirer ? Personne ne demande à souffrir, n’est-ce pas ? Or nous sommes là.
Discours de la mer interdite
(p. 8*)

Hier, tenez, nous avons rencontré un homme. Qui, quand il s’est approché, avec dans le regard la triste marque de la faim, nous a instantanément fait ressentir du dégoût. D’habitude, nous ne disons pas ce mot. Nous le disons cette fois, car dès la première seconde il nous a mis le cœur à l’envers. La trentaine. Mais la pauvreté est précoce et, qui sait ?, il n’avait peut-être que 20 ans. Coréen. Fou. Atroce… Quoi ? Pas du tout ! Il n’y a pas moins racistes que nous !
Nous aimons le Tchad.
Nous pensons que le monde, le ciel, la mer et les étoiles nombreuses appartiennent à tous. Encore l’été dernier, nous étions à Bali !
Bien plus, s’il nous arrive de ne pas pouvoir donner, nous ne craignons pas de dire que nous ne sommes pas radines. Nos pensées sont à gauche. Résolument. Nous ne voulons ni de la pauvreté ni du malheur. Même s’il en va autrement dans les faits. Que voulez-vous ? Il y a ce que l’on souhaite et ce que l’on obtient.

Discours du paradis
(p. 25*)

Nous avons oublié le lascar et sommes en extase devant la vitrine du bar à pancettas, l’un des meilleurs, dans le quartier des bars à caniches. Et soudain – bam ! – le revoilà. “Monsieur, disons-nous alors tout en nous détournant, nous n’avons rien !” Et, avec le geste de chasser un taon, ou quelque mouche sur un baba au rhum, nous lui demandons de nous laisser. Et lui, tout en nous désignant du doigt (nous, notre vieillesse rendue fière et fringante grâce aux prothèses de la richesse), tout en nous désignant du doigt, comme pour dire : C’est faux, vous mentez, le voilà qui s’éloigne. Il part, avec la tendre et lente démarche de qui traîne à la fois son cadavre et son propre tombeau. Une résignation qui nous plut. Puis qui nous inspira de la stupeur. Une seconde, oui, enfants du catéchisme et du rosaire, filles de Jésus, nous venions de penser que nous étions contentes, que c’était une bonne chose que ce Coréen de malheur, ou ce Chinois, ne se dressât plus entre un de nos nombreux plaisirs et un de nos autres nombreux plaisirs, ou une de nos nombreuses joies et une autre de nos nombreuses joies.
18 heures venaient de sonner. Les pancettas guignaient en notre direction et, refusant de nous laisser corrompre par la déprime, et ne voulant surtout pas louper le coche, nous en avons acheté pas moins de 230 grammes.
230 grammes, parfaitement.
À nous en faire péter le slip, Seigneur !

Discours du paradis
(p. 27*)

Mais nos pères continuaient de se tuer à la tâche et leurs maisons, nos maisons, se voyaient “upgradées” au fil des mois et des années, recevant le cadeau qui d’un garage carrelé, qui d’une annexe, qui d’une authentique allée de jardin avec, en bout de course, une terrasse et un barbecue en dur.
Et nous, nous jouions par-dessus tout ça, par-dessus l’incendie et la violence d’un monde où la plus petite parcelle d’air menaçait d’être vendue.

Discours d’au-delà du Mur
(p. 29*)

Pour le reste, nous étions des enfants normaux. Nous aimions jouer dans la boue et nous bagarrer. Nous n’aimions pas nos maîtres d’école. Mais l’école, oui, car elle était une respiration. Le mieux, c’était lorsque nous nous cachions derrière des calculs complexes. Là se trouvait la paix. Notre écriture, en revanche, laissait à désirer. Des pattes de mouche, disaient nos profs, à qui nous avons bousillé la vue. À 10 ans, nous savions conduire le tracteur John Deere 3350 de nos pères et étions autonomes dans les principaux travaux de la ferme. Nous savions traire, menions paître les bêtes dans le pré derrière le terrain de foot, les faisions obéir et connaissions les gestes et les façons de former des ballots, l’été venu. Avec notre troisième main, celle créée par la fourche très aiguisée des paternels, nous matâmes même un jour le taureau noir que nous appelions Hanscrouf. Il chargeait dans notre direction ! Quant à nos mères, disons qu’elles ont toujours été les assistantes personnelles de nos pères, dans le sens où ce qu’ils ne faisaient pas, elles le faisaient. Eux étaient branchés tracteurs ; elles, fosses à purin. Elles trimaient. Mais rien ne les arrêtait et jamais nous ne les avons entendues se plaindre de quoi que ce soit, ne serait-ce que d’une douleur lombaire. Nos pères, eux, se montraient pantouflards. Leur journée terminée, ils plongeaient dans le sofa calé à un mètre trente du meuble télé, et il ne fallait plus prononcer un mot. Cuits. Le boulot les avait terrassés. Ils restaient là, buvant et bouffant des quantités astronomiques tout en regardant le JT. Après quoi ils faisaient grincer le bois de l’escalier et disparaissaient avec elles.
Discours des bétonnières
(p. 33-34*)

Nous avons fait tourner la bétonnière parce que, sous le bruit du moteur, une chose étrange se produit. Il se produit que le monde fond. Tout se tait. Le bruit est un silence comme un autre, chers voisins.
Discours des bétonnières
(p. 38*)

On est venus rongés par le remords, Mamy. N’arrivant plus à boire… Notre journée ? On était censés en faire quelque chose, mais, comme toutes les autres, elle n’a pas commencé. Le jour gît. Glandouille. Ennui. Parler nous insupporte. Mais pas autant que nous taire. Et pas un jour ne passe sans qu’on pense à la chance que vous avez eue de ne pas voir tout ça, toute cette bêtise censée être la clé de quoi, Mamy, on te le demande.
Notre déclin, voilà ce qu’il nous reste.
L’avenir est dans le regret.

Discours d’un pays rétréci
(p. 39*)

Tu sais, hier, on a pris des photos de notre nouveau tatouage. Sur la fesse… Le dragon, oui. Et on les a balancées sur la toile, car on en était fiers, en même temps que, déjà, on en était lassés.
Un rien nous réjouit.
Un rien nous flingue.

Discours d’un pays rétréci
(p. 41*)

Nous avions 29 ans et, tous les matins, nous partions déverser des sacs de plâtre sur les chantiers de la stupeur, construire des tours de pierre et de métal, de même que des voitures rapides au moteur comme personne, jamais, n’en avait entrevu. Nous étions constructeurs, en bas de la chaîne, et l’on nous aboyait dessus. Nous bossions mais nous restions pauvres. Moins pauvres qu’auparavant et moins pauvres que d’autres, mais fauchés quand même. Et c’est alors que nous comprîmes que la pauvreté aussi est circulaire [...]
Discours du haut séquoia
(p. 46*)

Mais, malgré tout, nous buvions, buvions de plus en plus, car nous souffrions de partout, tant et si bien que notre ventre se mit à ressembler à la barrique de rhum qu’était celui de nos pères, et alors nous comprîmes que le malheur est largement plus circulaire encore que le bonheur. Nous prenions des pilules pour tenir le coup, pour dormir, des pilules pour garder la foi, pour rester éveillés, pour bander. Nous nous étions perdus, docteur. En nous, nous ne portions que l’incertitude du temps. Elle bégayait en nous. La nuit, elle se nouait à notre respiration. Et nous buvions sept ou huit canettes de plus puis remontions nous coucher, et ce qui nous préoccupait, ce n’était pas si nous allions pouvoir nous endormir, mais comment ne pas nous réveiller.
Discours du haut séquoia
(pp. 46-47*)

En interviews, la poésie déserta nos discours. Et quand nous nous envolions un peu, notre poésie n’en était pas moins une poésie de communicantes. Nous avions à cœur que l’on nous lise, monsieur le journaliste. À cœur d’être aimées. Nous ne jurions que par ça et reniions en masse nos engagements premiers. Toute personne qui tombe a des ailes. A-t-on besoin de
tout un poème pour exprimer ça ? Les gens qui nous lisaient voulaient saisir ce qu’ils lisaient. “Un beau roman.” “Une ode à la liberté.” “Bouleversant.” Vous, vous jubiliez. Des livres engagés, des thèmes universels et qui se lisent avec une “petite musique dans la tête”. Voilà ce que vous vouliez. Et nous, pensant que nous vous devions la clarté, nous en jouions la partition jusqu’à la caricature. Soit. Nous avions compris que, pour être aimées, il faut délivrer des messages clairs et se faire les porte-voix de causes en lesquelles d’autres se reconnaissent.
Discours de la minorité devenue majoritaire
(p. 53*)

Nous avions 30 ans. Nous avions du succès et étions sans égales pour répondre au petit questionnaire de Proust, parler de nos coups de cœur ou semer Dieu sait quels conseils dans les pages folles des magazines. Conseils d’écriture. Conseils santé. Nous les cherchions, vos micros. Nous ne voulions plus que ça. Prendre de la place. Que la fourmi se fasse dragon et la marge pleine page.
C’est fini.

Discours de la minorité devenue majoritaire
(p. 53*)

Les oppositions, les logiques binaires ont tout détruit, jusqu’au sel de la terre. Or si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? N’essayez plus de nous atteindre. Ne nous parlez plus. Ne nous appelez plus. Elle est là, la vie. Se contredire. Constamment se transformer. Le pire ? Ce serait de nous mettre à signer des livres écrits avec les mêmes mots que les vôtres. Les mêmes que ceux qui bouchaient les corniches de nos pères et nous filaient de l’asthme.
Discours de la minorité devenue majoritaire
(p. 54*)

Mais ce qui nous a rendues malades, c’est autre chose. C’est l’enfance. Sa collision avec le monde d’après.
Discours d’une douleur sans nom
(p. 55*)

Un jour nous avons connu la lumière. À présent, c’est la nuit. Où va-t-elle quand on ne la voit plus ? Se peut-il que la lumière reste cachée quelque part, en suspension, sans qu’on puisse l’approcher ? Comme la dernière note d’un chant qui continue de vibrer après que tout s’est tu ? Ou comme la voix des morts ? Disparu, monsieur le président, ce qui a brillé continue-t-il d’exister sous une autre forme ? D’autres couleurs ? Où va la lumière ? Que devient-elle quand elle échappe aux heures et à nos yeux ? Et, puisqu’il est admis qu’il y eut un jour de la lumière, étant admis que nos peaux sont cuites et tannées de partout, nous demandons : comment, pourquoi et en vertu de quoi ne l’avons-nous pas choyée ? N’avons-nous pas veillé sur elle ? Comment ne pas l’avoir vue s’éteindre ? Ou, du moins, comment avoir accepté de reconnaître qu’elle s’éteignait ?
Discours des questions
(p. 66*)

Apprenez-nous à dire le mot “avenir” sans éclater de rire…
Discours des questions
(p. 67*)

Temps et lumière : si c’était une seule et même chose, monsieur le responsable de nos déraisons ? Si la lumière était le visage palpable du temps, sa caresse ? Et s’il n’y a plus de lumière, où va le temps ? Où se cache-t-il ? Et que fait-on ?
Discours des questions
(p. 68*)

Et si la lumière ne durait qu’à condition d’accepter qu’on peut la perdre ?
Discours des questions
(p. 70*)
*sur ma liseuse
 
Antoine Wauters - Le musée des contradictions (Ed. du Sous Sol, 2022)

Commentaires

  1. Un auteur présent par ses livres à ma bibli, je dois guetter, alors.

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    Réponses
    1. Des livres d'Antoine Wauters que j'ai lus jusqu'ici, pas un seul ne m'a déçu ne serait-ce qu'un peu. C'est un véritable orfèvre de la langue.

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