Désintoxiqués, nous nous retrouverions tels que nous étions avant l’intoxication, désespérés

Maurice Ronet dans Le feu follet, réalisé par Louis Malle, 1963


Le feu follet
 
Lydia était retournée à la salle de bains pour peindre, par-dessus sa face de morte, une étrange caricature de la vie. Du blanc sur du blanc, du rouge, du noir. Sa main tremblait. Elle regardait, sans effroi ni pitié, cette subtile flétrissure qui mettait ses toiles d’araignées aux coins de sa bouche et de ses yeux.
(p. 8*)

Ce pauvre garçon charmant, le quitter, c’était le livrer à son plus terrible ennemi, à lui-même [...]
(p. 10*)

Elle était de feu, mais les hommes fuyaient ses étreintes démesurées. De là, grande neurasthénie. Comme personne ne s’occupait d’elle, elle se croyait toujours seule ; à la table des Barbinais, elle en venait à gratter par moments, par-dessus la soie de sa robe, ses longs seins en peau de serpent.
(p. 13*)

— Je ne lis jamais
L’Action française, répondit sèchement Mlle Farnoux qui avait gardé des origines plébéiennes de sa famille une certaine haine des opinions d’extrême-droite.
(p. 15*)

— Ça, bien sûr ; j’aimerais mieux mourir que crever.
(p. 23*)

Et, ayant atteint le point abstrait et illusoire de la désintoxication, c’est-à-dire n’absorbant plus du tout de drogue, il avait achevé de prendre conscience de ce que c’était que l’intoxication. Tandis qu’il semblait physiquement séparé de la drogue, tous les effets en demeuraient dans son être. La drogue avait changé la couleur de sa vie, et alors qu’elle semblait partie, cette couleur persistait. Tout ce que la drogue lui laissait de vie maintenant était imprégné de drogue et le ramenait à la drogue. Il ne pouvait faire un geste, prononcer une parole, aller dans un endroit, rencontrer quelqu’un sans qu’une association d’idées le ramenât à la drogue.
(p. 24*)

Alain détournait les yeux de l’hypocrite. Il savait que le docteur, tout aveuglé qu’il fût par la peur, possédait au moins la science extérieure des médecins médiocres ; donc, il mentait comme un arracheur de dents.
(p. 26*)

Alain finit par dodeliner de la tête, acquiescer ; car un homme ne peut se maintenir continuellement dans la lucidité où il voit les dernières conséquences de ses habitudes. Il retombe dans le clair-obscur quotidien où il contrebalance d’espoirs et d’illusions le progrès de ses actes. C’est pourquoi Alain en revenait encore pour de longs moments à l’idée qu’il avait caressée, toute sa jeunesse – cette jeunesse qui finissait, car il venait d’avoir trente ans, et trente ans c’est beaucoup pour un garçon qui n’a pour lui que sa beauté – que tout s’arrangerait par les femmes.
(p. 27*)

— Tu regrettes ta jeunesse, comme si tu l’avais bien remplie, laissa échapper Dubourg.
— C’était une promesse, j’aurai vécu d’un mensonge. Et c’était moi le menteur.

(p. 54*)

Falet était dans la boutique ; c’était un imperceptible gringalet. En travers d’une épine dorsale haute et épaisse comme une allumette, s’accrochait le faible accent circonflexe des épaules. Quelque part au-dessus, un peu de peau grise, des dents fausses, des yeux de sardine. Ce fœtus était sorti mort du sein de sa mère, mais il avait été rappelé à la vie par la piqûre d’un serpent qui lui avait laissé son venin. Au temps de la jeunesse et de la porte ouverte, Dubourg avait accueilli Falet qui, en guise de remerciement, l’avait percé dans l’esprit de chacun de son sale petit dard.
Dubourg hocha vaguement la tête, tourna le dos et regarda les murs. Tout ce que faisait Falet était commerce, mais tout ce commerce n’était qu’un faux-semblant. Comme le mendiant dans la rue : tous ses gestes sont braqués sur le passant pour le séduire et le piper, mais il ne s’agit que d’obtenir deux sous d’attention, de quoi ne pas tomber dans le néant.

(p. 55-56*

— Désintoxiqués, nous nous retrouverions tels que nous étions avant l’intoxication, désespérés.
(p. 67*)

Elle était courtoise comme une princesse à qui les parvenus n’ont pas encore appris la morgue.
(p. 77*)

Bien calé, la nuque à la pile d’oreillers, les pieds au bois de lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le cœur.
Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet.

(p. 96*)


*    *    *    *    *
Adieu à Gonzague

J’ai pleuré quand une femme au téléphone a dit : « Je vous téléphone pour vous dire que Gonzague est mort. » Hypocrisie infecte de ces larmes. Toujours la lâcheté de l’aumône. On donne deux sous et on se sauve. Et demain matin avec quelle facilité je me lèverai à cinq heures pour aller à ton enterrement. Je suis toujours si gentil aux enterrements.
(p. 97*)

Ô littérature, rêve d’enfance qui te revenait toujours et qui était devenu un fruit sec et dérisoire que tu cachais dans un tiroir.

(p. 98*)

Tu ne croyais qu’aux bailleurs, aux gens du monde, aux succès de femmes. Tu étais vulgaire et incapable de ta vulgarité. Car tu n’avais pas une démarche élégante, bien qu’elle m’émût aux larmes, il te restait quelque chose de bourgeois dans le derrière qui t’empêchait de voler dans les hautes sphères. Tu étais timide. Tu n’étais aimé que des femmes que tu n’aimais pas, ou de femmes perdues qui aimaient leur perte dans ta perte.
(p. 100*)

Aussi tu n’as pu sortir du cercle de ta famille et de tes tares. Tu étais sans défense contre les hérédités. Tu ne pouvais te détacher de ton père ni de ton arrière-grand-père. Je t’ai entendu, ivre, gémir comme un enfant ; tu trébuchais dans ton cordon ombilical.
(p. 101*)
*sur ma liseuse
 
 Pierre Drieu La Rochelle - Le feu follet, 
suivi de Adieu à Gonzague (Folio, 2012) [1931/1964]

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