Seul, il aurait été obligé de penser, de sentir

Man Ray - Jacques Rigaut « crucifié », 1923


Il n’avait pas d’esprit, mais quand personne n’en a, j’oublie qu’on devrait en avoir. Il parlait avec une tranquille impolitesse de personnes que je n’étais pas seul à ne pas connaître. Au lieu de lui en savoir mauvais gré, je m’étonnai devant l’inconnu. La volubilité de ses paroles faisait les bouches bées. Des autres qu’il voulait tous se rattacher par quelque rapport futile, il revenait par saccades à soi dont il parlait machinalement et sans intérêt profond.

On lui voyait un dandinement qui éveillait l’idée d’un éphèbe que le stupre engraissera. C’était ce qu’il tenait de plus sûr de son père, fondé de pouvoir d’un coulissier catholique, qui allait ainsi en se déhanchant sans malice à son bureau tous les matins. Au demeurant il était Français à vingt quartiers. « Gonzague » était sorti de l’aimable ignorance de sa mère.

Elle me confia qu’elle ne laissait jamais chômer sa sensualité. Nous en étions accablés de preuves : la somptuosité lugubre de ses chambres, le thé bizarrement parfumé qui m’écœurait, la musique que nous prodiguait une pianiste venue de n’importe quel coin de l’Europe et l’hébétude de ses amies, qui aspiraient péniblement à la licence de l’esprit.

Ils parlaient bruyamment ; ils affirmaient encore plus que la connaissance des choses qu’ils avaient préférées dans la vie l’ignorance crasse des autres. C’était une tablée de gens de lettres.

Gonzague était vide et il s’exerçait à faire le vide en lui-même. D’abord il était ignorant, ignare. Ne sachant rien du passé, il laissait aussi le présent lui échapper. Il ne lisait pas les livres, il ne regardait pas les tableaux, il n’écoutait pas la musique. Or l’art, en donnant du prix aux sensations, offre aux hommes leur seule chance de réaliser la vie. Et c’est ce dont encore lui est redevable la pire brute qui n’est jamais ingénue. Il croyait posséder tout cela parce qu’il touchait la main de fantômes brillants rencontrés dans les couloirs et les salons et qu’il les appelait par leur nom au faible écho.

Il était devenu tout de suite secrétaire d’un illustre journaliste. Passé cette petite porte, il s’était cru peut-être dans la littérature.

Il était heureux qu’aucune de ses soirées ne fût jamais libre. Je l’ai vu à sept heures du soir, des amis lui ayant fait faux-bond, affolé par la crainte de la solitude et de soi-même, se pendre au téléphone et supplier n’importe qui de le rejoindre. Il se serait réconcilié avec le plus grand de ses ennemis, s’il en avait eu, pour que cette présence pût le leurrer un soir encore. Seul, il aurait été obligé de penser, de sentir. Il craignait ses mouvements inhabituels qui ne pouvaient qu’être douloureux.

Il ne se reliait aux autres que par ces liens ténus de la médisance. Aussi multipliait-il les contacts veules pour se donner le change et ne pas se voir isolé. Mais aucune amitié, aucun amour.

La Presse est une vieille église où les moulins à prières remplacent toute oraison véridique. Nos contemporains y passent plusieurs fois par jour et font leurs génuflexions distraites devant les images en vain multipliées d’un monde déjà disparu. Gonzague sentait confusément ce perpétuel décalage et il croyait rattraper la vie en courant aux faits-divers. Mais les journaux sont aussi fermés à la grave vérité d’un crime qu’au sens véritable de ce grand silence qui pèse sur le monde.

Les humains à travers les siècles se divisent en deux bordées de tribord et de bâbord : ceux qui naquirent pour l’avenir, ceux qui naîtront pour le passé. Ne parlons pas de ceux qui se fichent du tiers comme du quart ; ils sont trop.

— [...] Aimez-vous faire l’amour ?
— On n’est jamais sûr de ces choses-là que par comparaison.


— [...] Vous m’agacez. Comment pouvez-vous être assez négligent pour ne me parler que des médiocrités que vous vous permettez ? C’est comme si vous m’envoyiez un bouquet de fleurs fanées.

Pierre Drieu La Rochelle - La valise vide
 (La Nouvelle Revue Française n°119, août 1923)

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